Ce qu'Aristote disait de la vertu - qu'elle se situe entre les extrêmes - est également vrai de l'orthodoxie. Par exemple, la doctrine de la Trinité exige d'éviter de mettre l'accent sur l'unité de la nature divine au point de nier la distinction entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Mais elle exige également d'éviter de mettre l'accent sur la distinction des trois personnes au point de nier l'unité de la nature divine. L'orthodoxie trinitaire se trouve à mi-chemin entre les extrêmes que sont la confusion des personnes divines (l'hérésie du modalisme) et la division de la substance divine (l'erreur du polythéisme).
La doctrine catholique sur l'autorité du pape en matière d'enseignement est, elle aussi, une moyenne entre deux extrêmes, l'un attribuant trop peu de pouvoir au pape et l'autre lui en attribuant trop. Historiquement, l'Église s'est attachée à réfuter le premier extrême et à souligner l'étendue de l'autorité doctrinale du pape. Le Concile Vatican I déclare qu'un pape enseigne infailliblement lorsqu'il parle ex cathedra, c'est-à-dire lorsque, usant de sa pleine autorité apostolique en tant que pasteur universel et suprême de l'Église, il se prononce solennellement sur une question de foi ou de morale d'une manière absolument contraignante, destinée à la régler pour toujours. Le Concile Vatican II affirme que, même lorsque les papes ne parlent pas de manière infaillible, leur enseignement sur la foi et la morale doit normalement être reçu avec un assentiment ferme, même s'il n'est pas absolu.
Cependant, l'Église a également insisté sur le fait qu'un pape ne peut pas enseigner ce qu'il veut. Vatican I affirme que les papes n'ont d'autorité que pour "garder religieusement et exposer fidèlement la révélation ou le dépôt de la foi transmise par les apôtres", et "non pour [...] faire connaître quelque nouvelle doctrine". Vatican II affirme que le pouvoir magistériel de l'Église "n'est pas au-dessus de la parole de Dieu, mais la sert, en enseignant seulement ce qui a été transmis, en l'écoutant avec dévotion, en le gardant scrupuleusement et en l'expliquant fidèlement". Dans une homélie de 2005, le pape Benoît XVI a souligné que le pape "est lié à la grande communauté de foi de tous les temps, aux interprétations contraignantes qui se sont développées tout au long du pèlerinage de l'Église. Ainsi, son pouvoir n'est pas au-dessus, mais au service de la Parole de Dieu". Le pape a le devoir de transmettre l'héritage apostolique dans sa totalité et de manière intacte. "Il lui incombe de veiller à ce que cette Parole continue d'être présente dans sa grandeur et de résonner dans sa pureté, de sorte qu'elle ne soit pas déchirée par les changements continus de l'usage.
L'étendue et les limites de l'autorité papale en matière d'enseignement sont compréhensibles si l'on garde à l'esprit que cette autorité n'est pas une fin en soi, mais qu'elle existe dans le but de préserver le dépôt de la foi. Parce que les fidèles ont besoin d'être assurés que ce qu'ils reçoivent de l'Église n'est ni plus ni moins que la même doctrine infaillible délivrée par le Christ aux apôtres, les papes eux-mêmes doivent être infaillibles lorsqu'ils énoncent définitivement cette doctrine. Mais pour la même raison, les papes ne doivent ni ajouter ni contredire ce dépôt. Cela ne signifie pas que l'évolution de la doctrine n'est pas possible. Mais comme saint Vincent de Lérins et saint John Henry Newman l'ont clairement indiqué, un véritable développement ne fait que tirer les conséquences de l'enseignement apostolique et ne le renverse jamais, ni ne fabrique de nouveaux enseignements à partir de rien.
L'Église ne prétend pas que les papes sont en général infaillibles en dehors des déclarations ex cathedra ; une poignée de papes ont en fait commis des erreurs en enseignant en dehors de ce contexte (c'est pourquoi Vatican I a limité l'infaillibilité aux déclarations ex cathedra). Le cas le plus spectaculaire est celui du pape Honorius I, dont l'enseignement ambigu sur la nature de la volonté du Christ a aidé et conforté l'hérésie monothélite. Pour cette raison, il fut condamné par un pape ultérieur, saint Léon II, qui écrivit : "Nous anathématisons [...]. Honorius, qui n'a pas cherché à sanctifier cette Église apostolique par l'enseignement de la tradition apostolique, mais qui, par une trahison profane, a permis que sa pureté soit polluée". Trois conciles approuvés par le pape ont également condamné Honorius. Le pape Jean XXII a prêché publiquement une doctrine erronée sur le statut de l'âme après la mort. De nombreux théologiens de l'époque l'ont vivement critiqué, ce qui l'a amené à se rétracter sur son lit de mort.
Ces théologiens n'étaient pas non plus dans l'erreur lorsqu'ils osaient accuser un pape d'erreur doctrinale. Bien que cela n'ait pas été beaucoup souligné, l'Église a toujours reconnu que les papes pouvaient être respectueusement réprimandés par les fidèles lorsqu'ils semblaient contredire le dépôt de la foi. Dans son commentaire de la lettre de saint Paul aux Galates, saint Thomas d'Aquin a enseigné que la réprimande de saint Paul à l'égard de saint Pierre, le premier pape, constituait un exemple pour que les sujets ne craignent pas de corriger les prélats lorsqu'ils se trompent d'une manière qui représente un "danger pour l'enseignement de l'Évangile" - et un exemple pour que les prélats acceptent humblement la correction. Une telle correction, dit l'Aquinate, n'est pas une rébellion mais plutôt une "aide" et un "bénéfice" pour ceux dont le devoir est de sauvegarder la foi. Et il enseigne que cette critique peut même être faite publiquement lorsque l'offense du prélat est elle-même publique et menace de conduire de nombreuses personnes dans l'erreur.
De même, le pape Innocent III a enseigné que "ce n'est qu'en raison d'un péché commis contre la foi que je peux être jugé par l'Église". Saint Robert Bellarmin a déclaré qu'"il est licite de résister au pape [...] s'il s'en prend aux âmes ou s'il trouble l'État, et à plus forte raison s'il s'efforce de détruire l'Église". Newman a cité avec approbation la remarque du cardinal John de Torquemada selon laquelle "si le pape ordonnait quoi que ce soit contre les Saintes Écritures, les articles de foi, la vérité des sacrements ou les commandements de la loi naturelle ou divine, il ne faudrait pas lui obéir".
L'instruction Donum Veritatis, publiée sous le pontificat de saint Jean-Paul II, admet qu'"il peut arriver que certains documents du Magistère ne soient pas exempts de tout défaut", de sorte qu'"un théologien peut, selon le cas, soulever des questions concernant l'opportunité, la forme ou même le contenu d'interventions magistérielles". L'instruction distingue explicitement cette critique respectueuse de la "dissidence" par rapport à l'enseignement pérenne de l'Église.
Encore une fois, tout en reconnaissant la possibilité d'erreurs en dehors des contextes ex cathedra, et la légitimité d'une critique respectueuse de ces erreurs par les fidèles, l'Église n'a pas beaucoup insisté sur ces thèmes. En outre, l'écrasante majorité des papes, même la plupart des mauvais, ont été scrupuleux en ce qui concerne la doctrine. La perspective de l'erreur papale et les questions relatives à sa réparation ont donc été, pendant la plus grande partie de l'histoire de l'Église, des sujets d'un intérêt purement académique.
Aujourd'hui, cependant, elles ont été rendues pressantes par les multiples déclarations, politiques et actions doctrinalement problématiques émanant de Rome pendant le pontificat du pape François. On pourrait citer de nombreux exemples, mais trois d'entre eux sont particulièrement graves. La révision du catéchisme par le pape en 2018 affirme que "la peine de mort [...] est une atteinte à l'inviolabilité et à la dignité de la personne." Cela semble impliquer que la peine capitale est intrinsèquement mauvaise, et pas seulement mauvaise dans certaines circonstances. Une telle doctrine contredirait les Écritures, les Pères et les Docteurs de l'Église, ainsi que deux mille ans d'enseignement papal cohérent.
Amoris Laetitia est ambiguë en ce sens qu'elle pourrait être interprétée comme autorisant, dans certains cas, l'absolution et la sainte communion pour les personnes ayant contracté un mariage invalide et adultère, qui sont sexuellement actives et n'ont pas la ferme intention de s'amender. Cela contredirait l'enseignement du Christ sur le divorce, l'enseignement de saint Paul sur l'aptitude à recevoir la communion, et ce que l'Église considère depuis deux millénaires comme les implications de ces enseignements.
Pire encore, malgré des demandes répétées, le pape a refusé de réaffirmer les doctrines traditionnelles que ces documents semblent contredire. Il y a ensuite Fiducia Supplicans, qui autorise la bénédiction des couples homosexuels et adultères (et pas seulement des individus qui les composent). Il est vrai que le document nie que l'"union" d'un tel couple puisse elle-même être bénie, mais la déclaration de l'Église de 2021 sur la question avait exclu toute bénédiction qui "tendrait à reconnaître leurs unions", sans parler de la bénédiction de ces unions. Or, bénir un couple en tant que couple, c'est précisément reconnaître l'union. De plus, la distinction entre bénir un couple et bénir une union est une distinction que même les défenseurs du document ont eu du mal à expliquer et qui, pour le commun des mortels, s'apparente à un sophisme qui coupe les cheveux en quatre.
Certes, tous ces documents problématiques peuvent, moyennant quelques efforts et si l'on est intelligent et théologiquement compétent, faire l'objet d'une lecture orthodoxe. Mais l'Église n'a jamais considéré qu'il suffisait de franchir cette barre basse en matière de doctrine. Elle a fréquemment condamné non seulement l'hérésie pure et simple, mais aussi des propositions "mal exprimées", "ambiguës", "susceptibles de provoquer un scandale" ou qui "sentent l'hérésie", même sans être strictement hérétiques (pour citer quelques-unes des "censures théologiques" traditionnellement reconnues dans la théologie catholique). Les déclarations erronées d'Honorius pourraient, avec une certaine créativité, faire l'objet d'une lecture orthodoxe, et sont sans doute moins manifestement problématiques que les trois cas du pontificat de François qui viennent d'être cités. Pourtant, il a tout de même été condamné.
Les défenseurs du pape François ont tendance à rejeter avec désinvolture comme "dissidence" même la critique la plus respectueuse, la plus mesurée et la mieux argumentée de ces documents problématiques, bien que Donum Veritatis reconnaisse que toute critique des actes magistériels n'équivaut pas à une dissidence. Ils insistent aussi parfois de manière dogmatique sur le fait que si un pape fait ou approuve une déclaration doctrinale, celle-ci doit, de ce fait même, être conforme au dépôt de la foi, nonobstant les apparences.
Cela ne tient pas compte du fait que l'Église ne prétend pas en premier lieu que les papes sont infaillibles lorsqu'ils ne parlent pas ex cathedra, et qu'une poignée de papes se sont en fait trompés. Elle réduit également à néant la thèse selon laquelle tout l'enseignement papal est conforme à la tradition. En logique, l'erreur du "No true Scotsman" est commise lorsque l'on élimine les preuves gênantes par le biais d'une stipulation arbitraire. (Par exemple : "Aucun Écossais ne serait un empiriste !". "Mais David Hume était un empiriste !" "Oh ? Alors il ne devait pas vraiment être écossais !") Les défenseurs du pape François commettent ce sophisme lorsqu'ils suggèrent que s'il contredit une doctrine de longue date, celle-ci ne devait pas vraiment faire partie du dépôt de la foi après tout.
L'exagération du pouvoir papal en matière de doctrine a été qualifiée de diverses manières - par exemple "hyperpapalisme", "positivisme papal" et "Mottramisme" (d'après un personnage du roman Brideshead Revisited d'Evelyn Waugh) - mais aucune ne s'est imposée. Quel que soit le nom qu'on lui donne, il est impératif qu'un futur pape le répudie, car il nuit gravement aux âmes et à la crédibilité du Magistère. Dans le sillage des controverses doctrinales fomentées par le pape François, de nombreux catholiques fidèles à l'enseignement traditionnel de l'Église ont été démoralisés. Certains ont quitté l'Église, estimant que sa prétention à préserver le dépôt de la foi a été falsifiée. De nombreux protestants et orthodoxes orientaux qui critiquent la papauté considèrent que leurs objections ont été justifiées. Les hétérodoxes se sont enhardis, convaincus que la doctrine a changé et qu'elle peut encore évoluer dans la direction que l'on souhaite, pour autant qu'un pape désireux d'opérer le changement soit élu.
En plus de condamner l'hyperpapalisme, le Magistère devrait répudier plusieurs tendances qui ont facilité cette erreur et qui sont antérieures au pontificat de François, même si elles se sont intensifiées sous son règne. La première est la négligence de la philosophie et de la théologie scolastiques, dont l'accent mis sur un raisonnement clair et logique conférait autrefois de la rigueur aux documents magistériels. Le deuxième est un minimalisme doctrinal légaliste qui suppose que tant que l'on évite de contredire explicitement un enseignement impopulaire - par exemple, sur la contraception, la damnation éternelle ou la nécessité de la conversion - on a fait son devoir, même si cet enseignement est ignoré et devient ainsi lettre morte. Le troisième est le culte de la personnalité qui entoure désormais la papauté, donnant la fausse impression que le catholicisme se résume à ce que le pape actuel dit qu'il est.
Les futurs papes devraient se consacrer à nouveau à la proposition selon laquelle le pontife romain est le serviteur du dépôt de la foi, et non son maître. Ils devraient proclamer avec audace l'intégralité de ce dépôt, en particulier les parties que la civilisation moderne est la plus réticente à entendre. Ils devraient revenir au projet de Benoît XVI, qui a échoué, d'une "herméneutique de la continuité", et même le mettre au premier plan. Et ils devraient contempler dans la prière le cas et le destin du pape Honorius.
Edward Feser est professeur de philosophie au Pasadena City College.