L'évangile de ce dimanche rappelle à chaque chrétien qu'il est engagé de façon radicale à la suite de Jésus Christ. Cet engagement de toute la personne pour le Christ se traduit par des renoncements: haïr les siens et sa propre vie; porter sa croix; renoncer à tous ses biens.
Autant il faut laisser la parole de Dieu nous atteindre avec toute sa vigueur, autant nous devons éviter des malentendus possibles: par exemple en présentant une "morale" coupée de la bonne nouvelle qui lui donne un sens, ou en insistant plus sur des performances ascétiques que sur l'adhésion à la personne du Christ. Le sens de l'évangile n'est pas de donner mauvaise conscience ni de décourager, mais de susciter le don de nous-mêmes à celui qui nous a aimés le premier, et qui, seul, a droit à notre amour sans limites.
Cet évangile fait suite à celui de dimanche dernier. Après l'enseignement donné dans le cadre d'un repas chez un chef pharisien, d'autres paroles de Jésus sont maintenant adressées aux grandes foules qui faisaient route avec Jésus. Luc rappelle ainsi discrètement que Jésus est en route vers Jérusalem, le lieu de sa passion, et que l'enseignement qui va suivre est destiné à tous ceux qui ont choisi de l'accompagner dans sa destinée, c'est-à-dire à tous les chrétiens.
On ne peut suivre le Christ sans se donner tout entier, et sans renoncer à tout ce qui mettrait en cause ce choix. Si les chrétiens de son temps avaient été parfaits, Luc n'aurait sans doute pas eu besoin de retenir ce thème ! C'est dans ce but pastoral qu'il utilise quelques paroles de Jésus, transmises par la tradition, et les adapte. En réalité, il reprend trois paroles isolées (logia), et la double parabole de la tour et de la guerre.
La double parabole, en position centrale, a pour fonction de renforcer les deux paroles qui la précèdent, et plus encore la troisième qui, placée en finale, constitue la pointe de tout l'ensemble. La double parabole est donc au service des trois paroles. Commençons par celles-ci.
En plus de l'appel au renoncement, qui en est le thème principal, elles ont deux autres traits communs. D'abord, chacune rattache le renoncement nécessaire à l'engagement positif qui le justifie : elle vaut pour ceux qui choisissent de venir à moi, de marcher derrière moi, ou d'être mon disciple. Seule la décision de suivre le Christ de préférence à tout, dans une adhésion de tout l'être à sa personne, peut justifier les renoncements du chrétien. Ensuite, l'enseignement est individualisé, de manière à atteindre chacun en face de son engagement baptismal. Les exigences évangéliques sont la traduction concrète de notre adhésion aimante et absolue à la personne du Christ.
Comme toujours, le sens de ces paroles doit être cherché à la lumière de la vie de Jésus et de l'ensemble du Nouveau Testament. La première demande à chaque disciple de préférer le Christ à ceux qui lui sont le plus chers et à lui-même. Mot à mot, le disciple doit les haïr, c'est-à-dire les aimer moins, les faire passer au second plan, dans le cas évidemment ou un choix s'imposerait. Cette parole, abrupte et exigeante, est nourrie de l'expérience de Jésus: il a aimé ses parents, ses amis, ses ennemis, mais seule la fidélité à Dieu avait pour lui valeur absolue. S'il arrivait que sa famille que sa famille ou ses amis ne comprenaient plus sa mission, il ne se laissait pas fléchir dans sa détermination. On le voit déjà quand il a douze ans (Lc 2, 49), ou quand sa famille veut interrompre son ministère (Mc 3, 21. 31-35); ou encore quand ses disciples l'abandonnent en masse (Jn 6, 66-67). Pour lui, seul Dieu est Dieu, et la fidélité à la volonté de Dieu passe avant tout le reste.
Mais l'amour pour Dieu ne concurrence pas l'amour pour les autres : il l'exige et le rend possible. Nul n'a aimé les hommes plus que le Christ, parce que nul n'a été moins idolâtre que lui. Seul celui qui refuse toute idole peut aimer les autres en vérité. C'est cela qui est demandé à tout chrétien : choisir le Christ, c'est reconnaître que lui seul, parmi les hommes, a droit à être servi de façon absolue, comme Dieu. Le préférer à tout autre, c'est refuser d'être idolâtre. Le chrétien doit être disposé, si c'est nécessaire, à faire passer sa fidélité au Christ avant les désirs des siens ou ses propres désirs. Seul le Christ est absolu, et tout le reste trouve son fondement et sa vérité dans sa relation au Christ.
La seconde parole, sur la nécessité de porter sa croix derrière le Christ, avait déjà été adressée à tous après la première annonce de la passion (Lc 9, 2"). Le Christ a rencontré la croix sus sa route parce que tout son comportement traduisait sa fidélité à la volonté de Dieu, et que les hommes ont trouvé cela insupportable. Si nous voulons adhérer inconditionnellement à notre Seigneur nous rencontrerons, nous aussi, des résistances et de l'hostilité, à l'extérieur comme à l'intérieur de nous-mêmes. Nous constaterons notre impuissance, nous serons en butte à des échecs. Si nous portons notre croix à la façon du Christ, elle nous fait participer à la destinée de notre Maître.
La dernière parole, sur la nécessité du renoncement à tous ses biens, est le point culminant de tout le passage. Elle exprime de manière particulièrement radicale, l'idéal cher à saint Luc : distribuer ses biens en aumônes (Lc 12, 33-34); servir Dieu et non l'Argent (Lc 16, 9-13); difficulté pour les riches d'entrer dans le royaume de Dieu (Lc 18, 24-30). Dans le livre des Actes, Luc montre cet idéal réalisé dans la communauté primitive de Jérusalem : Ac 2, 44-45; 4, 32 à 5, 11). On voit, à la lecture de ces textes, qu'il ne s'agit pas d'un idéal de pauvreté, mais de partage : nul dans la communauté chrétienne ne doit être dans le besoin (Ac 4, 34).
Celui qui a répondu au Christ en entrant dans la voie chrétienne ne supporte pas qu'un seul des frères manque du nécessaire, et lui donne de ses biens. Ce à quoi il tient le plus, ce qui le fait vivre, ce n'est pas ce qu'il possède, mais son lien à Jésus Christ, et le souci de ses frères au nom de Jésus Christ.
Dans ce contexte, la double parabole prépare et appuie l'appel au renoncement contenu dans la dernière parole. L'exemple du paysan qui veut construire une tour de guet dans sa vigne (pour le protéger des voleurs) et celui du roi qui veut la victoire, ont exactement la même portée : avant d'entreprendre une oeuvre importante, tout homme réfléchit pour voir s'il est capable de la mener à bien. L'idée de Luc est : qui veut la fin veut les moyens. L'accent ne porte pas sur le choix de la fin, comme si on pouvait aussi bien adhérer au Christ ou ne pas adhérer à lui. Pour Luc, comme pour tout le Nouveau Testament, le choix pour le Christ n'est pas facultatif; il est nécessaire pour quiconque veut être sauvé. L'accent porte sur le lien entre le choix fondamental d'être disciple du Christ et sa traduction concrète : renoncer à tout ce que l'on possède. De même qu'on ne peut servir Dieu et l'Argent (Lc 16, 13), on ne peut être chrétien et s'attacher à ses biens comme à une idole.