1. La foi s’arrête aux choses
Le philosophe Edmund Husserl a résumé le programme de sa phénoménologie sous une maxime: Zu den Sachen selbst! Aller aux choses, aux choses comme elles sont en réalité, avant leur conceptualisation et formulation, sans aucun « préjudice » à leur égard. Un autre philosophe venu après lui, Sartre, dit que « les mots et, avec eux, la signification des choses et leurs modes d’emploi » ne sont que « de faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface »: il faut les dépasser pour avoir la révélation subite, qui laisse sans souffle, de l’ « existence » des choses1.
Saint Thomas d’Aquin avait formulé bien avant un principe analogue par rapport aux choses ou aux objets de la foi: « Fides non terminatur ad enunciabile, sed ad rem »: la foi ne s’arrête pas aux énoncés, mais à la réalité2. Les Pères de l’Église sont des modèles impérissables de cette foi qui ne s’arrête pas aux formules, mais va à la réalité. Au lendemain de l’âge d’or des grands Pères et Docteurs, on assiste presque tout de suite à ce que l’un des experts de la pensée patristique a défini comme « le triomphe du formalisme »3. Concepts et termes, comme « substance », « personne », « hypostase », sont analysés et étudiés pour eux-mêmes, sans ce renvoi constant à la réalité que les artisans du dogme, à travers eux, avaient cherché à exprimer.
Athanase est peut-être le cas le plus exemplaire d’une foi qui se préoccupe davantage de la chose que de son énonciation. Pendant quelques temps, après le concile de Nicée, il donne comme l’impression d’ignorer le terme homousios, « consubstantiel », alors qu’il défend farouchement, comme nous l’avons vu, son contenu, soit la pleine divinité du Fils et son égalité avec le Père. Il est également prêt à accueillir des termes qui, selon lui, sont équivalents, mais à condition, clairement, que cela ne desserve pas la foi de Nicée, qu’elle reste entière. C’est dans un deuxième temps seulement, lorsqu’il s’apercevra que ce terme est finalement le seul à ne pas laisser d’échappatoire à l’hérésie, qu’il en fera un usage de plus en plus large.
Ce fait mérite notre attention car nous savons ce que veut dire d’avoir donné plus d’importance à un accord sur les termes plutôt qu’aux contenus de la foi : nous savons les dégâts que cela a produit sur la communion ecclésiale. Il y a quelques années, on a pu rétablir la communion avec certaines Eglises orientales, dites « monophysites » ou « nestoriennes », après avoir reconnu que leur opposition avec la foi de Chalcédoine reposait sur une différence de sens attribuée aux termes « ousie » et « hypostase », et non sur la substance de la doctrine. L’accord entre l’Eglise catholique et la fédération mondiale des Eglises luthériennes sur le thème de la justification par la foi, signé en 1998, a lui-même montré que l’opposition séculaire sur ce point résidait plus dans les termes que dans la réalité concrète. Les formules, une fois forgées, tendent à se fossiliser, à devenir des drapeaux et des signes d’appartenance plus que les expressions d’une foi vécue.
2. Saint Basile et la divinité du Saint-Esprit
Aujourd’hui nous montons sur les épaules d’un autre géant, saint Basile le Grand (329- 379), pour scruter avec lui une autre réalité de notre foi, l’Esprit Saint. Nous verrons d’emblée qu’il est lui aussi un modèle de foi qui ne s’arrête pas aux formules mais va à la réalité.
Sur la divinité du Saint-Esprit, Basile ne dit ni le premier ni le dernier mot, c’est-à-dire qu’il n’est ni celui qui ouvre le débat ni celui qui l’achève. Celui qui a ouvert le discours sur le statut ontologique de l’Esprit est saint Athanase. Avant lui, la doctrine autour du Paraclet, était restée dans l’ombre, et l’on comprend aussi pourquoi : on ne pouvait définir la position de l’Esprit Saint dans la divinité, avant que ne fût définie celle du Fils. On se limitait donc à répéter dans le symbole de foi: « et je crois en l’Esprit Saint », sans rien ajouter d’autre.
Athanase, dans ses Lettres à Sérapion, ouvre le débat qui conduira à la définition de la divinité de l’Esprit Saint lors du concile de Constantinople en 381. Il enseigne que l’Esprit Saint est pleinement divin, consubstantiel au Père et au Fils, qu’il n’appartient pas au monde des créatures, mais à celui du créateur et la preuve en est, ici aussi, que son contact nous sanctifie, nous divinise, chose qu’il ne pourrait pas faire s’il n’était pas Dieu.
J’ai dit que Basile ne dit pas non plus le dernier mot. Il se retient d’appliquer au Paraclet le titre de « Dieu » et celui de « consubstantiel ». Il affirme clairement sa foi en la pleine divinité de l’Esprit en utilisant des expressions équivalentes, comme l’égalité avec le Père et le Fils dans l’adoration (l’isotimia), son homogénéité, et non pas hétérogénéité, par rapport à eux. C’est en ces termes que le concile de Constantinople, en 381, a défini le caractère divin de l’Esprit et c’est sur eux que repose l’article de foi sur l’Esprit Saint que nous professons encore aujourd’hui dans notre credo :
Je crois en l'Esprit Saint, qui est Seigneur et qui donne la vie;
il procède du Père (et du Fils).
Avec le Père et le Fils, il reçoit même adoration et même gloire;
il a parlé par les prophètes.
Cette attitude prudentielle de Basile, visant à ne pas éloigner davantage le parti adversaire des Macédoniens, lui attira la critique de Grégoire de Nazianze qui classe son ami parmi ceux qui ont eu le courage de penser que l’Esprit Saint est Dieu, mais pas assez pour le proclamer tel de manière explicite. Rompant toute hésitation, il écrit. « L’Esprit est-il donc Dieu? Certainement ! Est-il consubstantiel ? Oui, s’il est vrai qu’il est Dieu »4.
Si Basile ne dit donc, sur la théologie de l’Esprit Saint, ni le premier ni le dernier mot, pourquoi le choisir lui comme maître de la foi dans le Paraclet ? Le fait est que Basile, comme déjà Athanase, se préoccupe davantage de la « chose » que de sa formulation, s’occupe davantage de la pleine divinité de l’Esprit que des termes avec lesquels exprimer cette foi. La chose, pour reprendre les termes utilisés par Thomas d’Aquin, l’intéresse plus que son énonciation. Il nous entraîne dans le vif de la personne et de l’action de l’Esprit Saint.
La pneumatologie de Basile est une pneumatologie concrète, vécue, pas du tout « scholastique » , mais « fonctionnelle » dans le sens plus positif du terme, et c’est en cela qu’elle est pour nous aujourd’hui d’une grande actualité et utilité. Au fil des siècles, la pneumatologie, marquée par l’affaire du Filioque, a fini par se focaliser davantage sur le problème de savoir si le Saint-Esprit procède seulement du Père, comme le disent les Orientaux, ou aussi du Fils, comme le professent les latins. Quelque chose de la pneumatologie concrète des Pères est passée dans les traités sur « les sept dons de l’Esprit Saint », mais en se limitant au seul domaine de la sanctification personnelle et à la vie contemplative.
Le concile Vatican II a ouvert, dans ce domaine, une nouvelle page, ramenant par exemple les charismes de l’hagiographie, c’est-à-dire de la vie des saints, à l’ecclésiologie, soit à la vie de l’Eglise, en parlant d’eux dans Lumen Gentium5. Mais cela n’était qu’un début ; il reste beaucoup de chemin à faire pour mettre en lumière l’action de l’Esprit Saint dans tout le vécu du Peuple de Dieu. En 1981, à l’occasion du XVIe centenaire du Concile œcuménique de Constantinople de 381, le bienheureux Jean-Paul II a écrit une lettre apostolique dans laquelle il dit entre autres : « Tout le travail de renouveau de l'Église que le Concile Vatican II a si providentiellement proposé et commencé … ne peut se réaliser que dans l'Esprit Saint, c'est-à-dire avec l'aide de sa lumière et de sa puissance »6. Et c’est précisément dans cette voie que Basile, comme nous le verrons, nous entraîne.
3. L’Esprit Saint dans l’histoire du salut et dans l’Eglise
Il est intéressant de connaître l’origine de son traité sur l’Esprit Saint. Curieusement, celle-ci remonte à la prière du Gloria Patri. Au cours d’une liturgie, Basile avait prononcé la doxologie en utilisant tantôt la formule : « Gloire au Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit », tantôt celle-ci: « Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit ». Par rapport à la première, la seconde formule fait davantage ressortir l’égalité des trois personnes, les coordonne entre elles au lieu de les subordonner. Dans le climat surchauffé des discussions sur la nature de l’Esprit Saint, ceci provoqua des contestations et Basile se mit à écrire son ouvrage pour justifier son acte; concrètement, pour défendre contre les hérétiques macédoniens la pleine divinité de l’Esprit Saint.
Mais venons tout de suite au point pour lequel, disais-je, la doctrine de Basile se révèle d’une grande actualité : sa capacité à mettre en lumière l’intervention de l’Esprit dans chaque épisode de l’histoire du salut et dans chaque secteur de la vie de l’Eglise. Il commence par l’opération de l’Esprit dans la création.
« Dans la création des êtres, le Père est la cause primitive de tout ce qui est créé dans le monde, le Fils la cause instrumentale et le Saint-Esprit la cause perfective. C’est par volonté du Père que les esprits créés existent ; c’est par la puissance d’action du Fils qu’ils sont amenés à « être » et par la présence de l’Esprit qu’ils atteignent la perfection …Si tu essaies de soustraire l’Esprit à la création, toutes les choses se mélangent et leur vie apparaît sans loi, sans ordre, sans aucune détermination »7.
Saint Ambroise reprendra de Basile cette pensée et en tirera une conclusion intéressante. Voici ce qu’il dit en référence aux deux premiers versets de la Genèse (« la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme ») :
« Quand l’Esprit commença à souffler sur elle, la Création n’avait encore aucune beauté. En revanche quand elle reçut l’opération de l’Esprit, elle obtint toute cette splendeur de beauté qui la fait resplendir comme ‘monde’ »8.
Autrement dit, l’Esprit Saint est celui qui fait passer la création du chaos au cosmos, qui en fait quelque chose de beau, d’ordonné, de propre : un « monde » (mundus) donc, selon le premier sens de ce terme, et du mot grec cosmos. Nous savons maintenant que l’action créatrice de Dieu ne se limite par à l’instant initial, comme on le pensait dans la vision déiste ou mécaniste de l’univers. Dieu « n’a pas été » une seule fois, il « est » toujours le créateur. Cela signifie que l’Esprit Saint est celui qui, continuellement, fait passer l’univers, l’Eglise et toute personne, du chaos au cosmos, c’est-à-dire : du désordre à l’ordre, de la confusion à l’harmonie, de la difformité à la beauté, de la vétusté à la nouveauté. Ce qui ne veut pas dire, mécaniquement et subitement, mais en ce sens qu’il opère en lui et guide son évolution vers un but. Il est celui qui, toujours, « crée et renouvelle la face de la terre » (cf. Ps 104,30).
Cela ne signifie pas, explique Basile dans ce même texte, que le Père a créé quelque chose d’imparfait et de « chaotique » qui avait besoin de retouches ; mais que cela relève tout simplement du projet et de la volonté du Père de créer en passant par son Fils et de conduire les êtres à la perfection par l’intermédiaire de l’Esprit.
De la création, le saint docteur passe à la rédemption, où l’Esprit est également à l’œuvre :
« En ce qui concerne le plan de salut (oikonomia) réservé à l’homme par notre grand Dieu et Sauveur, le Christ Jésus, établi selon la volonté de Dieu, qui pourrait contester qu’il s’accomplit par grâce de l’Esprit Saint? »9
Là, Basile s’abandonne à la contemplation de la présence de l’Esprit Saint dans la vie de Jésus qui est l’un des plus beaux passages de cette œuvre et ouvre à la pneumatologie un champ de recherche que l’on a recommencé à considérer, mais depuis très peu de temps seulement10. L’Esprit Saint est déjà à l’œuvre dans l’annonce des prophètes et dans la préparation à la venue du Sauveur; c’est par sa puissance que se réalise l’incarnation dans le sein de Marie; Il est le chrême avec lequel Dieu a oint Jésus lors de son baptême. Chacune de ses œuvres se sont réalisées en présence de l’Esprit. Celui-ci« était présent quand il fut tenté par le diable, quand il accomplissait des miracles, ne l’a pas quitté quand il ressuscita des morts, et le jour de Pâques, il le souffla sur les disciples (cf. Jn 20, 22 s.). Le Paraclet fut « le compagnon inséparable » de Jésus durant toute sa vie.
De la vie de Jésus saint Basile passe à la présence de l’Esprit dans l’Eglise :
« Et l’organisation de l’Eglise, n’est-il pas clair et indéniable qu’elle est œuvre de l’Esprit ? Il a lui-même donné l’Eglise, dit Paul, ‘en premier lieu les apôtres, puis les prophètes, puis les maîtres …cet ordre est organisé selon la diversité des dons de l’Esprit »11.
Dans l’Anaphore qui porte le nom de saint Basile - que notre IVe Prière eucharistique actuelle a suivi de près -, l’Esprit Saint occupe une place centrale.
Le dernier tableau concerne la présence du Paraclet dans l’eschatologie : « Egalement au moment de la manifestation attendue du Seigneur du Ciel, écrit Basile, l'Esprit Saint ne sera pas absent ». Ce moment sera, pour les élus, le passage des « prémices » à la pleine possession de l’Esprit’ » et pour les réprouvés la séparation définitive, la coupure nette, entre l’âme et l’Esprit12.
4. L’âme et l’Esprit
Mais saint Basile ne s’arrête pas à l’action de l’Esprit dans l’histoire du salut et dans l’Eglise. En ascète et en homme spirituel, son intérêt majeur est pour l’action de l’Esprit dans la vie personnelle de chaque baptisé. Il n’établit pas encore la distinction et l’ordre des trois voies qui deviendront ensuite les voies classiques, mais il met merveilleusement l’accent sur l’action de l’Esprit dans la purification de l’âme souillée par le péché, dans son illumination et cette divinisation qu’il appelle aussi « intimité avec Dieu »13.
Comment ne pas lire cette page où le saint, en référence constante aux Ecritures, décrit cette action et nous transporte par son enthousiasme:
« L'introduction de l'âme dans la familiarité de l'Esprit Saint ne consiste pas dans un rapprochement local. Comment pourrait-on s'approcher corporellement de Celui qui est incorporel ? Mais elle consiste en l’exclusion des passions qui assaillent l'âme et la séparent de la parenté de Dieu. Se purifier de la laideur pétrie par le vice, revenir à la beauté de la nature créée par Dieu, et pour ainsi dire revenir à l'image royale, par la pureté, restituer sa forme primitive, c'est cela l'unique manière de s'approcher du Saint-Esprit. Et Lui, comme un soleil s'emparant d'un œil très pur, te montrera en Lui-même l'image du Père invisible. Et dans la bienheureuse contemplation de cette Image, tu verras la beauté indicible de Celui qui est l'Archétype et la source. Par l'Esprit, les cœurs s'élèvent, les faibles sont pris par la main, les progressants deviennent parfaits. C'est lui, l'Esprit, qui, brillant en ceux qui se sont purifiés, les rend spirituels par la communion avec Lui. Comme les corps translucides et transparents, lorsqu'un rayon les frappe, deviennent, eux aussi, étincelants et d'eux-mêmes reflètent un autre éclat, ainsi les âmes qui portent l'Esprit, illuminées par l'Esprit, deviennent-elles spirituelles elles aussi, et renvoient-elles sur les autres la grâce. De là viennent la prévision de l'avenir, l'intelligence des mystères, la compréhension des choses cachées, la distribution des dons de la grâce, la citoyenneté des cieux, la danse avec les anges, la joie sans fin, la durée en Dieu, la ressemblance avec Dieu, et le comble de ce que nous pouvons désirer : devenir Dieu »14.
Les chercheurs n’ont eu aucun mal à découvrir derrière ce texte de Basile des images et des concepts dérivant des Ennéades de Plotin et de parler, à ce propos, d’une infiltration étrangère dans le corps du christianisme. En réalité, il s’agit d’un thème typiquement biblique et paulinien qui s’exprime, dûment, en termes familiers et significatifs, en rapport avec la culture de l’époque. A la base de tout, Basile ne met pas l’action de l’homme - la contemplation -, mais l’action de Dieu et l’imitation du Christ. Nous sommes aux antipodes de la vision de Plotin et de tout philosophe. Tout, pour lui, commence avec le baptême, qui est une nouvelle naissance. L’acte décisif n’est pas à la fin, mais au début du cheminement:
« Comme dans la double course des stades, un arrêt et un repos séparent les parcours en sens opposé, et il faudrait aussi que dans le changement de vie, une mort se superpose aux deux vies pour mettre fin à ce qui précède et entreprendre les choses suivantes. Comment parvenir à descendre aux enfers? En imitant la sépulture du Christ par le baptême »15.
Le schéma de base est le même que celui de Paul. Au chapitre 6 de son Epître aux Romains, l’apôtre parle d’une purification radicale du péché qui passe par le baptême et, au chapitre 8, il décrit la lutte que le chrétien, soutenu par l’Esprit, devra mener jusqu’à la fin de son existence, contre les désirs de la chair, pour avancer dans la vie nouvelle :
« Ceux qui vivent selon la chair désirent ce qui est charnel ; ceux qui vivent selon l’esprit, ce qui est spirituel. Car le désir de la chair, c’est la mort, tandis que le désir de l’esprit, c’est la vie et la paix; puisque le désir de la chair est inimitié contre Dieu : il ne se soumet pas à la loi de Dieu, il ne le peut même pas, et ceux qui sont dans la chair ne peuvent plaire à Dieu […]. Ainsi donc, mes frères, nous sommes débiteurs, mais non point envers la chair pour devoir vivre selon la chair. Car si vous vivez selon la chair vous mourrez. Mais si par l'Esprit vous faites mourir les œuvres du corps, vous vivrez » (Rm 8, 5-13).
Il n’y a rien d’étonnant à ce que Basile, pour illustrer le devoir décrit par saint Paul, ait utilisé une image de Plotin. Celle-ci est à l’origine d’une des métaphores les plus universelles de la vie spirituelle et elle est aussi parlante pour nous aujourd’hui que pour les chrétiens de jadis:
« Rentre en toi-même et examine-toi. Si tu n'y trouves pas encore la beauté, fais comme l'artiste qui retranche, enlève, polit, épure, jusqu'à ce qu'il ait orné sa statue de tous les traits de la beauté. Retranche ainsi de ton âme tout ce qui est superflu, redresse ce qui n'est point droit, purifie et illumine ce qui est ténébreux, et ne cesse pas de perfectionner ta statue jusqu'à ce que la vertu brille à tes yeux de sa divine lumière »16.
Si la sculpture, comme le disait Léonard de Vinci, est « l’art d’enlever », le philosophe a raison de comparer la purification et la sainteté à la sculpture. Mais pour le chrétien, il ne s’agit pas d’atteindre une beauté abstraite, de créer une belle statue, mais de ramener au jour et de rendre encore plus éclatante cette image de Dieu que le péché tend continuellement à recouvrir.
On raconte qu’un jour Michel Ange, qui se promenait dans une cour de Florence, vit un bloc de marbre à l’état brut recouvert de poussière et de boue. Il s’arrêta brusquement pour le regarder, puis, comme traversé par un éclair, dit aux gens qui l’entouraient : « Dans cette masse de pierre est caché un ange: je veux le tirer de là! ». Et il se mit au travail, usant de son scalpel pour donner forme à l’ange qu’il avait entrevu. C’est la même chose pour nous. Nous sommes encore des masses de pierre à l’état brut, avec sur nous tant de « terre » et tant de morceaux inutiles. Dieu le Père nous regarde et dit: « Dans ce morceau de pierre se cache l’image de mon Fils ; je veux la tirer de là, pour qu’elle brille à jamais à côté de moi au Ciel! » Et pour faire cela il utilise le scalpel de la croix, il nous nettoie (cf. Jn 15,2)
Les plus généreux, non seulement supportent les coups de scalpel qui viennent de l’extérieur, mais ils y mettent eux aussi la main, autant qu’ils le peuvent, en s’imposant d’eux-mêmes des mortifications, petites ou grandes, et en brisant leur vieille volonté. Un père du désert a dit:
« Si nous voulons nous libérer totalement, apprenons à briser notre volonté, et ainsi, peu à peu, avec l’aide de Dieu, nous avancerons et arriverons à la pleine libération des passions. Il est possible de briser dix fois sa propre volonté en un temps très bref et je vous dis comment. Un homme est en train de se promener et voit quelque chose : sa pensée lui dit: 'regarde là!', mais lui, il répond à sa pensée: 'Non, je ne regarde pas!', et il brise sa volonté »17.
Ce Père des temps anciens apporte d’autres exemples tirés de la vie monastique. On dit du mal de quelqu’un, de notre supérieur peut-être; le vieil homme qui est en toi te dit: « Participe toi aussi; dis ce que tu sais. Mais toi tu réponds : « Non ! ». Et tu mortifies le vieil homme … Mais il n’est pas difficile d’allonger la liste par d’autres actes de renoncement, selon nos conditions de vie et les charges que nous recouvrons.
Tant que nous vivons selon les désirs de la chair, nous ressemblons aux deux célèbres « Bronzes de Riace », au moment de leur repêchage en mer, entièrement recouverts d’incrustations et leurs silhouettes humaines à peine reconnaissables. Si nous tenons à retrouver nous aussi notre éclat, comme ces deux chefs-d’œuvre après leur restauration, le carême est un bon moment pour se mettre à l’œuvre.
5. Une mortification « spirituelle »
Il y a un point où la transformation de l’idéal de Plotin en idéal chrétien est encore incomplète, ou du moins peu explicite. Saint Paul, nous avons entendu, a dit : « si par l'Esprit vous faites mourir les œuvres du corps, vous vivrez ». L’Esprit n’est donc pas seulement le résultat de la mortification, mais aussi ce qui la rend possible; ce n’est pas uniquement au bout du chemin, mais aussi au début. Les apôtres n’ont pas reçu l’Esprit à la Pentecôte car ils étaient devenus fervents; ils sont devenus fervents parce qu’ils avaient reçu l’Esprit.
Les trois Pères cappadociens étaient fondamentalement des ascètes et des moines; Basile, en particulier, avec ses Règles monastiques (Asceticon!), fut un des fondateurs de l’ascétisme chrétien. Cela qui le conduira à mettre un fort accent su l’importance de l’effort chez l’homme. Le frère et disciple de Basile, Grégoire de Nysse, ira dans le même sens, écrivant : « Au fur et à mesure que se développeront tes efforts pour défendre la piété, se développera la grandeur de ton âme, grâce à l’énergie que tu y mettras »18.
A la génération suivante, cette vision de l’ascèse sera reprise et développée par des auteurs spirituels, comme Jean Cassien, mais détachée de la solide base théologique présente chez Basile et chez Grégoire de Nysse. « C’est de là, relève Louis Bouyer, que le pélagianisme, en plaçant l’effort humain avant la grâce, prendra son essor »19. Mais on ne peut certes pas imputer à Basile et aux Cappadociens cette issue négative.
Revenons pour conclure à la raison pour laquelle la doctrine de Basile sur l’Esprit saint reste éternellement valable et aujourd’hui, disais-je, plus que jamais actuelle et nécessaire: sa réalité concrète et son adhérence à la vie de l’Eglise. Nous, les latins, nous avons un moyen privilégié pour faire nôtre et transformer en prière ce même type de pneumatologie: l’hymne du Veni creator.
C’est, du début jusqu’à la fin, une contemplation orante de ce que l’Esprit fait concrètement : sur toute la terre et sur l’humanité comme Esprit créateur ; dans l’Eglise, comme Esprit de sanctification (don de Dieu, eau vive, feu, amour et onction spirituelle) et comme Esprit charismatique (multiforme dans tes dons, doigt de la droite de Dieu, qui mets sur les lèvres la parole); dans la vie de chaque croyant, comme lumière pour l’esprit, amour pour le cœur, guérison pour le corps; comme notre allié dans la lutte contre le mal et comme guide dans le discernement du bien.
Invoquons-le avec les paroles du premier couplet. Demandons-lui de faire passer aussi, notre monde et notre âme du chaos au cosmos, de la dispersion à l’unité, de la laideur du péché à la beauté de la grâce.
Veni, Creator Spiritus,
mentes tuorum visita,
imple superna gratia
quae tu creasti pectora
Viens, Esprit Créateur,
visite l’âme de tes fidèles,
emplis de la grâce d’En-Haut
les cœurs que tu as créés.
(zenit.org)
1 J.-P. Sartre, La Nausée, trad. ital, Milano 1984, p. 193 s.
2 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, II-IIae, q. 1,a.2,ad 2.
3 Cf. G. Prestige, God in Patristic Thought, London 1936, chap. XIII( trd. Ital., Dio nei pensiero dei Padri, Bologna, il Mulino, 1969, pp. 273 ss).
4 Grégoire de Nazianze, Oratio 31, 5.10; cf. aussi Oratio 6: « Jusqu’à quand tiendrons-nous la lampe cachée sous le boisseau et continuerons-nous à ne pas proclamer à haute voix la pleine divinité du Saint-Esprit ? »
5 Cf. Lumen Gentium, 12.
6 Jean-Paul II, A concilio Costantinopolitano I, in AAS 73, 1981, p. 521.
7 Basile, Sur le Saint-Esprit, XVI, 38 (PG 32, 137B); trad. ital. par E. Cavalcanti, L’expérience de Dieu chez les Pères grecs, Rome,1984.
8 Ambroise, Sur le Saint-Esprit, II, 32.
9 Basile, Sur l’Esprit Saint, XVI, 39.
10 J.D.G.Dunn, Jesus and the Spirit, London 1988.
11 Basile, Sur le Saint-Esprit, XVI, 39.
12 Ib. XVI, 40.
13 Ib. XIX, 49.
14 Ib. IX,23.
15 Ib. XV,35.
16 Plotin, Ennéades I, 9 (trad. ital. par V. Cilento, vol. I, Laterza, Bari 1973, p. 108).
17 Dorothée de Gaza, Enseignements 1,20 (SCh 92, p. 177).
18 Grégoire de Nysse, De instituto christiano (éd. W. Jaeger, Two Rediscovered Works, Leyde, 1954, p.46).
19 L. Bouyer, La spiritualité des Pères, (en italien, Edizioni Dehoniane, Bologna 1968, p. 295).