J'ai à vous présenter ce document tel qu'il veut être : une réflexion sur l'évangélisation, plus exactement sur les conditions et les exigences actuelles de l'évangélisation.
Je voudrais souligner les reliefs et les enjeux de ce texte. Le plus important n’est pas seulement d’analyser les causes et les effets de l’indifférence religieuse ou les formes de la visibilité de l’Église, mais de vivre la nouveauté chrétienne et d’en témoigner dans notre société telle qu’elle est, sécularisée et fragile, et c’est en même temps de relever les défis auxquels nous sommes confrontés de l’intérieur de la foi et de la Tradition catholiques.
Sur le contenu de ce document, permettez-moi trois insistances : sur l'infléchissement des termes de notre réflexion tout d'abord, puis sur le genre littéraire de ces pages, qui sont d'abord un acte de discernement spirituel, et enfin sur la partie centrale, qui concerne l'identité catholique à vivre dans la société française.
Sur l'infléchissement des termes de notre réflexion.
Il s'agit d'abord de l'indifférence. Elle est multiple. Elle a de multiples formes et de multiples causes. Il faut distinguer entre l'indifférence qui vient de la simple ignorance des réalités religieuses, l'indifférence raisonnée, argumentée, qui peut être proche de l'athéisme, et l'indifférence liée aux circonstances de la vie, au fait que l'on est trop occupé ou trop préoccupé pour s'intéresser à ces réalités.
Mais nous l'avons reconnu aussi : ces attitudes d'indifférence, avec leur diversité, n'excluent pas des attentes spirituelles qui existent aussi dans notre société sécularisée. Ce qui appelle une remarque et même un jugement sur la sécularisation elle-même : nos sociétés « sorties de la religion » n'excluent pas les religions. Elles leur demandent de se situer et de se manifester autrement : de l'intérieur de leurs sources vives.
C'est à ce niveau-là qu'un défi nous est lancé, notamment par rapport aux jeunes générations : aujourd'hui, la réalité chrétienne est surtout méconnue, beaucoup plus que rejetée. D'où un travail permanent d'initiation au mystère de la foi, une exigence de première annonce, qui vaut par rapport à l'ensemble de l'Église : de la catéchèse et du catéchuménat à la pastorale liturgique et sacramentelle et à la pastorale des jeunes.
Mais dans nos communautés chrétiennes, il faut nous demander plus habituellement : comment sommes-nous témoins de ces attentes spirituelles qui traversent notre société et quels moyens prenons-nous pour y répondre ?
Deuxième infléchissement, sans doute aussi évident et aussi exigeant : celui qui concerne la visibilité de l'Église. Nous sommes loin des débats qui prévalaient dans les années 1970 : l'Église devrait-elle choisir entre le levain caché dans la pâte et la lumière dressée sur le monde ?
L'exigence actuelle est d'abord d'ordre sacramentel, et non pas stratégique : il s'agit de former effectivement ce Corps du Christ, qui est « comme le sacrement, c'est-à-dire le signe et l'instrument de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain » (Lumen Gentium 1).
Ce qui comporte au moins deux conséquences :
- L'Église n'est pas une production humaine. Nous ne la fabriquons pas. Nous ne pouvons pas nous servir d'elle selon nos goûts ou nos préférences. Elle est donnée et envoyée par Dieu pour la vie et le salut du monde.
- Mais cette forme ou cette identité sacramentelle de l'Église passe par des communautés, des associations et des groupes concrets. Il faut donc que ces communautés, ces groupes et ces associations, tout en reconnaissant leurs différences, pratiquent une réelle participation à l'unique charité du Christ et au même Corps du Christ.
De sorte que ce premier dossier de notre session ne peut pas être séparé de ceux qui concernent le présent et l'avenir des communautés chrétiennes et aussi les mouvements et les associations de laïques. La sacramentalité de l'Église est un enjeu commun et cette sacramentalité passe par la communion entre baptisés.
D'abord un acte de discernement spirituel
J'attire votre attention sur cet autre élément. Quel est le genre littéraire de ce document ? Ce n'est pas une analyse de situation. Ce n'est pas non plus un programme pastoral. C'est un acte de discernement spirituel qui peut et doit conduire à des attitudes pastorales.
Discernement : cela implique un appel à regarder au-delà des apparences ou des circonstances immédiates.
Il faut repartir de nos échanges de novembre 2008 : nos inquiétudes d'un côté, nos raisons d'espérer de l'autre. C'est la situation actuelle. Elle est très contrastée, sans doute, dans tous nos diocèses, peut-être à des degrés divers. Il y a, d'un côté, l'affaiblissement indéniable des institutions catholiques, de l'autre, de multiples initiatives notamment dans les domaines de la prière, de la vie spirituelle, de l'initiation chrétienne et de la solidarité.
Mais un discernement n'est pas un bilan. On ne va pas opposer le positif au négatif. Il s'agit de regarder autrement : qu’est-ce qui émerge à l'intérieur même de ce qui s'efface ? C'est le cœur du paradoxe chrétien : la puissance du Christ agit dans la faiblesse humaine, la nôtre et celle de l'Église.
Cela vaut pour la transmission de la foi : nous mesurons ces ruptures évidentes de tradition, qui font souffrir des parents, des grands-parents, des éducateurs quand ils se heurtent au refus de ceux et celles qu'ils aiment. Et, en même temps, il y a des enfants qui demandent d’eux-mêmes à être catéchisés, des adultes qui marchent vers le baptême comme vers une vie vraiment différente, et, en des circonstances imprévisibles, des hommes et des femmes qui découvrent la nouveauté de l'amour de Dieu, car il y a des moments où la mémoire de Dieu ressurgit dans une existence : « Même si notre cœur nous condamnait, Dieu est plus grand que notre cœur, et il connaît toutes choses » (1 Jn 3, 20).
Ce même contraste vaut aussi pour la morale catholique, si souvent discréditée a priori. Mais, à l'occasion des débats autour des lois de bioéthique, qu'a-t-on vu et entendu ? Que les convictions portées par les catholiques participent à un dialogue d'ensemble et que le meilleur de la tradition catholique peut intéresser les personnes qui ne partagent pas notre foi, et en particulier tout ce qui concerne l'affirmation et la défense de la personne humaine, à commencer par les plus fragiles, l'embryon dans le ventre de sa mère, la personne âgée ou malade en fin de vie, les personnes handicapées, sans oublier des hommes et des femmes menacés d'être manipulés comme des objets en fonction des seules exigences de la rentabilité financière ou technique.
Autrement dit, au-delà des difficultés auxquelles nous nous heurtons, il nous est demandé d'être nous-mêmes, et même de reconnaître positivement que l'inspiration chrétienne, puisée dans la vérité du Christ, peut s'inscrire dans notre société en perte de repères.
Vivre l'identité catholique dans la société française
Le terme d'« identité catholique » est un terme lourd, qui peut être facilement manipulé. Raison de plus pour nous en saisir de l'intérieur de notre foi au Christ, en faisant appel aux éléments essentiels qui constituent cette identité : le lien à la Tradition catholique, l'appartenance effective à l'Église, la capacité de dire à d'autres ce que nous croyons. Dans ces trois domaines, il y a des examens de conscience indispensables.
Par rapport à la tradition catholique
Culturellement, nous sommes dans une situation très contrastée : on assiste à une critique des traditions et, en même temps, à un réveil des traditions. Et ces deux attitudes peuvent toucher la Tradition catholique.
D'où l'urgence de faire valoir cette Tradition dans sa vérité, qui n'est pas d'abord culturelle : la Tradition authentique, celle qui vient des apôtres, c'est la transmission de ce que Dieu nous a livré en la personne de son Fils. Livraison - tradition : c'est la même racine, en latin tradere. Et le cœur de la Tradition catholique, ce ne sont pas des textes, c'est la personne du Christ qui s'est livré et qui se livrent aux hommes. Lisez à ce sujet, dans le dernier numéro de Communio, cet article d'un théologien allemand sur les présupposés culturels du traditionalisme de Mgr Lefebvre. Nous sommes du côté de De Bonald ou de De Maistre, et non pas des Pères de l'Église.
À la source de la Tradition se trouve le mystère pascal du Christ et donc les sacrements de la foi, spécialement le baptême. Je crois qu'il faut reprendre notre réflexion à ce sujet : parce qu'aujourd'hui le baptême est comme la foi chrétienne. Il est un acte de liberté, et non pas un conformisme social. Mais il faudrait comprendre et montrer comment cet acte de liberté s'inscrit dans une Alliance, dans des liens et avec Dieu et avec le peuple des baptisés. Est-il impossible de faire valoir les exigences de cette double Alliance dans nos communautés ?
Par rapport à l'appartenance à l'Église
Là encore, il faut sortir des catégories préétablies. L'appartenance au Corps de l'Église handicaperait la liberté. Il faut comprendre comment cette appartenance au Corps du Christ n'est plus du tout un conformisme social. Mais il faut le vérifier à partir de la foi et de la charité vécues.
Voyez Taizé et d'autres communautés jeunes : l'entrée dans l'Église accompagne l'entrée dans le mystère de la foi. Que l'Église soit d'abord désirée et voulue comme le haut lieu de la rencontre du Christ ! Avec tout ce que la cela suppose pour la prière et pour la liturgie, pour une prière et une liturgie mystagogiques, où l'on laisse parler les signes !
Apprendre à parler à d'autres de ce que nous croyons
Parfois on nous empêche de parler, et nous en souffrons. Mais souvent aussi, nous sommes muets. Nous ne savons pas parler ou nous craignons de ne pas être écoutés ou compris.
Je rencontre et j'admire ces prêtres et ces laïcs qui sont heureux - et ça se voit - de dire où sont leurs sources : dans la force de l'Évangile, dans la prière et dans les lieux réels de vie fraternelle.
Lisez à ce sujet le Petit éloge du catholicisme de Patrick Kéchichian. Il appelle de ses vœux non pas un triomphalisme catholique, mais une véritable assurance chrétienne, une vraie simplicité qui donne de témoigner de l'essentiel, de Dieu avec nous, de son Alliance, de sa Présence, de son Pardon...
Et je vous assure que cette liberté de dire à d'autres ce que nous croyons, elle existe aussi à l'Académie française et que je le vérifie avec un mélange d'étonnement et de joie.
En tout cas, je souhaite que la réflexion engagée dans ce document, au-delà des questions posées par l'indifférence religieuse et la visibilité de l'Église, nous donne des raisons d'avancer dans la pratique de l'évangélisation.
Car, entre les épreuves et les renouveaux dont nous faisons l'expérience, c'est la passion de l'Évangile qui ne cesse pas d'être là à la source de notre vie et de notre ministère. Chacun de nous, à sa manière, peut faire écho à ces paroles que l'apôtre Paul adressait aux presbytres d’Éphèse en les quittant : « Mon but, c'est de mener à bien ma course et le service que le Seigneur m'a confié : rendre témoignage à l'Évangile de la grâce de Dieu » (Ac 20, 24).
MGR CLAUDE DAGENS
Evêque d’Angoulême