Méditant le chapitre 13 de la première Lettre de Paul aux Corinthiens, nous prenons le chemin qui nous conduira à comprendre de la manière la plus immédiate et la plus pénétrante le véritable sens de la civilisation de l'amour. Aucun autre texte biblique que l'hymne à la charité n'exprime cette vérité de manière plus simple et plus profonde.
Les dangers affectant l'amour constituent aussi une menace pour la civilisation de l'amour, car ils favorisent ce qui peut s'y opposer efficacement. On pense ici avant tout à l'égoïsme, non seulement à l'égoïsme de l'individu, mais à celui du couple ou, dans un cadre encore plus large, à l'égoïsme social, par exemple à celui d'une classe ou d'une nation (le nationalisme). L'égoïsme, sous toutes ses formes, s'oppose directement et radicalement à la civilisation de l'amour. Cela veut-il dire que l'amour se définit simplement comme l'« anti-égoïsme » ? Ce serait une définition trop pauvre et finalement trop négative, même s'il est vrai que, pour réaliser l'amour et la civilisation de l'amour, il faut surmonter les différentes formes d'égoïsme. Il est plus juste de parler d'« altruisme » qui est l'antithèse de l'égoïsme. Mais la conception de l'amour développée par saint Paul est encore plus riche et plus complète. L'hymne à la charité de la première Lettre aux Corinthiens demeure comme la magna charta de la civilisation de l'amour. Elle traite moins des manifestations isolées (de l'égoïsme ou de l'altruisme)que de l'acceptation franche de la conception de l'homme comme personne qui « se trouve » par le don désintéressé de soi. Un don, c'est évidemment « pour les autres » : c'est la dimension la plus importante de la civilisation de l'amour.
Nous arrivons au centre de la vérité évangélique sur la liberté. La personne se réalise par l'exercice de sa liberté dans la vérité. On ne peut comprendre la liberté comme la faculté de faire n'importe quoi : elle signifie le don de soi. De plus, elle veut dire : discipline intérieure du don. Dans la notion de don ne figure pas seulement l'initiative libre du sujet, mais aussi la dimension du devoir. Tout cela se réalise dans la « communion des personnes ». Nous sommes ainsi au cœur même de toute famille.
Nous sommes également devant l'antithèse entre l'individualisme et le personnalisme. L'amour et la civilisation de l'amour sont en relation avec le personnalisme. Pourquoi précisément le personnalisme ? Parce que l'individualisme menace la civilisation de l'amour ? La clé de la réponse se trouve dans l'expression conciliaire : un « don désintéressé ». L'individualisme suppose un usage de la liberté dans lequel le sujet fait ce qu'il veut, « définissant » lui-même « la vérité » de ce qui lui plaît ou lui est utile. Il n'admet pas que d'autres « veuillent » ou exigent de lui quelque chose au nom d'une vérité objective. Il ne veut pas « donner » à un autre en fonction de la vérité, il ne veut pas devenir « don désintéressé ». L'individualisme reste donc égocentrique et égoïste. L'antithèse avec le personnalisme apparaît non seulement sur le terrain de la théorie, mais plus encore sur celui de l'« ethos ». L'« ethos » du personnalisme est altruiste : il porte la personne à faire le don d'elle-même aux autres et à trouver sa joie dans le don d'elle-même. C'est la joie dont parle le Christ (cf. Jn 15, 11 ; 16, 20. 22).
Il faut donc que les sociétés humaines, et en leur sein les familles, qui vivent souvent dans un contexte de lutte entre la civilisation de l'amour et ses antithèses, cherchent leur fondement stable dans une juste vision de l'homme et de ce qui détermine la pleine « réalisation » de son humanité. Le soi-disant « amour libre » est indéniablement opposé à la civilisation de l'amour ; il est d'autant plus dangereux qu'il est habituellement proposé comme la traduction d'un sentiment « vrai », alors qu'en réalité il détruit l'amour. Tant de familles ont été brisées à cause de cet « amour libre » ! Suivre en toute circonstance la « vraie » pulsion affective au nom d'un amour « libre » de toute contrainte, cela signifie, en réalité, rendre l'homme esclave des instincts humains que saint Thomas appelle « passions de l'âme » (37). L'« amour libre » exploite les faiblesses humaines en leur offrant une certaine respectabilité avec l'aide de la séduction et avec l'appui de l'opinion publique. On cherche ainsi à « apaiser » la conscience en créant un « alibi moral ». Mais on ne prend pas en considération toutes les conséquences qui en découlent, spécialement lorsque doivent payer, outre le conjoint, les enfants privés de leur père ou de leur mère et condamnés à être en fait orphelins de leurs parents vivants.
On sait qu'à la base de l'utilitarisme éthique se trouve la recherche continuelle du « maximum » de bonheur, mais d'un « bonheur » utilitariste, entendu seulement comme plaisir, comme satisfaction immédiate au profit exclusif de l'individu, en dehors ou à l'opposé des exigences objectives du vrai bien.
Le dessein de l'utilitarisme, fondé sur une liberté orientée dans un sens individualiste, c'est-à-dire une liberté sans responsabilité, constitue l'antithèse de l'amour, même si l'on y voit l'expression de la civilisation humaine dans son ensemble. Quand cette notion de la liberté est acceptée dans la société, faisant aisément cause commune avec les formes les plus diverses de la faiblesse humaine, elle se révèle vite comme une menace systématique et permanente pour la famille. On pourrait mentionner, à ce propos, de nombreuses conséquences néfastes, repérables statistiquement, même si beaucoup d'entre elles demeurent cachées dans les cœurs des hommes et des femmes comme des blessures douloureuses qui saignent.
L'amour des époux et des parents est capable de guérir ces blessures, si les embûches évoquées ne le privent pas de sa force de régénération, si bienfaisante et si salutaire pour les communautés humaines. Cette capacité est tributaire de la grâce divine du pardon et de la réconciliation qui permet d'avoir l'énergie spirituelle nécessaire pour recommencer sans cesse. C'est pourquoi les membres de la famille ont besoin de rencontrer le Christ dans l'Eglise par l'admirable sacrement de la pénitence et de la réconciliation.
On voit ainsi l'importance de la prière avec les familles et pour les familles, en particulier pour celles que menace la division. Il faut prier pour que les époux aiment leur vocation, même lorsque la route devient ardue ou qu'elle comporte des passages étroits et raides, apparemment insurmontables ; il faut prier pour que, dans ces conditions aussi, ils soient fidèles à leur alliance avec Dieu.
« La famille est la route de l'Eglise ». Dans cette Lettre, nous désirons dire notre conviction et annoncer en même temps cette route qui, par la vie conjugale et familiale, mène au Royaume des cieux (cf. Mt 7, 14). Il est important que la « communion des personnes » dans la famille devienne une préparation à la « communion des saints ». Voilà pourquoi l'Eglise professe et annonce l'amour qui « supporte tout » (1 Co 13, 7), le considérant avec saint Paul comme la vertu « la plus grande » (1 Co 13, 13). L'Apôtre ne trace de limites pour personne. Aimer est la vocation de tous, celle des époux et des familles. Dans l'Eglise, en effet, tous sont également appelés à la perfection de la sainteté (cf. Mt 5, 48) (38).