Joseph Pieper le dit en des mots tout simples: « L'espérance est l'attente passionnée de la béatitude éternelle résidant dans la participation contemplative et plénière à la vie trinitaire.» («Ueber die Hoffnung », dans Lieben, hoffen, glauben, München, Kosel, 1986, p. 31.) Dans un commentaire sur S, Thomas, Cajetan est encore plus concis: «Spes sperai Deum a Deo.» (Commentarium in IIam IIae, q. 17, a. 5) L'espérance attend de Dieu lui-même le bonheur éternel et impérissable. Elle n'espère rien, sinon lui-même, le dispensateur de tout bien. Elle ne contemple pas encore, elle ne possède pas encore, et pourtant elle pénètre à «l'intérieur de Dieu ». D'une certaine façon « elle jette son ancre en Dieu », pour se « fixer » à lui.
De même que la foi est certaine, parce qu'elle accorde foi à Dieu, de même l'espérance ne déçoit-elle pas (cf. Rm 5, 5), parce qu'elle attend de Dieu avec une totale confiance ce qu'il a promis. L'espérance tire de Dieu seul cette certitude victorieuse: « ln te, Domine, speravi, non confundar in aetemum. » Avec quel brio Anton Bruckner a mis en musique ce dernier vers du Te Deum!
Si la prière est l'« espérance en acte », alors les difficultés et les menaces pesant sur la prière sont aussi des crises de l'espérance. Les maîtres chrétiens enseignent que desperatio et praesumptio, le désespoir (en tant que manque d'espérance) et la présomption (en tant que faux espoir) sont les dispositions qui s'opposent à l'espérance.
J'aimerais évoquer ici une attitude proche du désespoir qui nous menace tout particulièrement, nous les ecclésiastiques, qui met en danger notre vie spirituelle, qui nous prive de l'élan de l'espérance: l'acédie, « le dégoût spirituel » dont nous avons déjà parlé.
Que faut-il entendre par acédie? C'est une disposition intérieure étroitement apparentée à la colère et à la tristesse. « L'acédie est avant tout une certaine atonie, une sorte de chute de tension des forces naturelles de l'âme, qui rend l'homme incapable de se défendre contre les "pensées" qui l'assaillent avec véhémence à ce moment. De cet état de relâchement général naissent sentiment de vide et d'ennui, dégoût, nausée, incapacité de fixer l'esprit sur quoi que ce soit, abattement, "anxiété du cœur" (Cassien). » ( 63. G. BUNGE, Akèdia. La doctrine spirituelle d'Evagre le Pontique sur l'acédie, Spiritualité orientale 52, Abbaye de Bellefontaine, 1991, p. 56)
L'acédie, que les anciens appelaient aussi « le démon de midi » parce qu'elle s'attaque surtout au moine exposé à la chaleur accablante du milieu du jour, mêle d'une manière particulière sentiment de frustration et agressivité. Elle a horreur de ce qui est là et joue en rêve avec ce qui manque. Elle est une sorte d'impasse de la vie de l'âme.
Nous ne lisons pas sans étonnement les descriptions sérieuses mais non dénuées d'ironie que font les moines âgés et expérimentés des tentations liées à l'acédie. L'acédie se manifeste sous forme de paresse spirituelle, mais aussi et en même temps au travers d'un activisme trépidant. La « pression» incite les moines à fuir leur cellule. Mais le démon de midi est aussi présent dans nos vies sous des formes facilement reconnaissables: dans la peur de se retrouver seul face à soi-même, la peur de soi, la peur du silence. Verbositas et curiositas, le goût du verbiage et la curiosité sont des « filles » de l'acédie. En voici d'autres: l'agitation intérieure, la quête perpétuelle de la nouveauté comme succédané de l'amour de Dieu et de la joie de le servir; l'inconstance, le manque de fermeté dans ses résolutions, à quoi s'ajoutent l'indifférence (torpor) face aux choses de la foi et à la présence du Seigneur, la pusillanimité, la rancœur si présentes parmi nous aujourd'hui dans l'Eglise, et jusqu'à la méchanceté délibérée (malitia).
Ne sommes-nous pas tentés en permanence par tout cela, ne sommes-nous pas visés par le démon de l' acédie ? Pour utiliser le langage d'aujourd'hui, parlons de frustration et d'agressivité. « Esprit déprimé dessèche les os » (Pr 17, 22) : ne sommes-nous pas menacés par l'aridité spirituelle? L'acédie n'est -elle pas pour beaucoup dans les plaintes et la colère qui s'élèvent dans l'Eglise? Elle menace nos vies en entraînant le naufrage de l'âme tournoyant confusément autour d'elle-même. Elle dévore la vie de prière, nous privant ainsi de l'air frais de la vie spirituelle.
Le principal remède proposé par les vieux maîtres contre l'acédie, cette forme concrète d'absence d'espoir, c'est la persévérance, la patience, l'hypomonè, littéralement le fait de rester sous le joug. La persévérance est déjà une fonne d'espérance: renoncer à vouloir « s'aérer » par toutes sortes de tentatives de rupture ou de fuite qui ne défont pas les liens de l'attachement à soi, mais emprisonnent davantage encore; « espérer en Dieu », garder ses yeux fidèlement et patiemment tournés vers lui. Persévérer ainsi dans la nuit des tentations de l' acédie, c'est se déplacer dans un épais brouillard: tout paraît diffus, privé de sens, sans issue. Mais soudain le brouillard se dissipe: le soleil le déchire et un jour rayonnant apparaît. Il en va de même pour la tentation de l'acédie. Elle disparaît soudain. Une paix profonde et une joie indicible prennent sa place. L'espérance a vaincu. Il y a un épisode de la vie de S. Antoine qui retrace de manière impressionnante cette persévérance dans l'attente de « la dissipation du brouillard ». S. Antoine qui a été tenté très longtemps demande au Seigneur, plein de reproches: « Où étais-tu? Pourquoi ne t'es-tu pas manifesté dès le début pour faire cesser mes douleurs? » Sur quoi l'ermite entend cette réponse: « J'étais là, Antoine, mais j'attendais, pour te voir combattre. » (ATHANASE D'ALEXANDRIE, Vie d'Antoine, Sources chrétiennes 400, Paris, Cerf, 1994, pp. 163-165)
L'espérance, dit le P. Marie-Eugène, « est la vertu de marche dans la vie spirituelle; elle est le moteur qui l' actionne, les ailes qui la soulèvent » ( MARIE-EuGÈNE DE L'ENFANT-JÉSUS, op. cit., p. 825). Alors que l' acédie a toujours quelque chose à voir avec l'amour de soi déçu, qu'elle est une mauvaise habitude « de riche » portant sur ses épaules toute « la tristesse du monde », l'espérance a partie liée avec «la pauvreté d'esprit ». Le grand docteur de l'espérance, au seuil de ce siècle riche en désespoir, c'est la petite Thérèse de l'Enfant-Jésus. Sa « voie de l'enfance », sa « petite voie » nous montrent concrètement et de manière vivante comment la vertu d'espérance peut être vécue.
A une demande d'explication sur « la voie qu'elle disait vouloir enseigner aux âmes, après sa mort », Thérèse répond sans hésiter: « La voie de l'enfance spirituelle, le chemin de la confiance et du total abandon.» (« Derniers entretiens », juillet 1897, dans op. cit., p. 1177)
Voici l'un des « résumés » les plus significatifs de « la petite voie »: « On n'a jamais trop de confiance dans le bon Dieu si puissant et si miséricordieux. On obtient de Lui tout autant qu'on en espère. » (Sœur MARIE DE LA TRINITÉ, Une novice de sainte Thérèse, Paris, Cerf, 1985, p. 107)
L'espérance signifie donc: penser que Dieu est capable de grandes choses et en attendre de lui. Pour cela, dit Thérèse, il faut aimer sa propre pauvreté: « C'est Jésus qui fait tout et moi je ne fais rien. » (Lettre à Céline du 6 juillet 1893, dans op. cit., p. 465) « Quand même j' aurais accompli toutes les œuvres de S. Paul, je me croirais encore "serviteur inutile" (Lc 17, 10) mais c'est justement ce qui fait ma joie, car n'ayant rien, je recevrai tout du bon Dieu. » (Le Carnet jaune de Mère Agnès, 23 juin 1897, « Derniers entretiens », dans op. cit., p 465) Pour Thérèse, cela ne veut pas du tout dire rester purement passive. Etre pauvre, cela veut dire pour elle accueillir, comme s'il s'agissait d'un cadeau, toutes les possibilités d'action, tous les actes et même l'effort tenace. Cette pauvreté lui fait rechercher une relation de tous les instants avec Dieu: « Mon espérance n'a jamais été trompée, le bon Dieu a daigné remplir ma petite main autant de fois qu'il a été nécessaire pour que je nourrisse l'âme de mes soeurs. » (Manuscrit C, dans op. cit. 264-265) La première béatitude aura rarement été vécue de manière aussi décidée: « Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux » (Mt 5, 3), et avec le Royaume, Dieu lui-même.
Voici encore pour terminer, la petite voie, en quelques mots: « Ce qui plaît (au bon Dieu) c'est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté, c'est l'espérance aveugle que j'ai en sa miséricorde... Voilà mon seul trésor: (...) Pourquoi ce trésor ne serait-il pas le vôtre? » (Lettre à Sr Marie du Sacré-Coeur du 17 septembre 1896, dans op. cit., p. 552)