Ce qui fonde cette expérience, c'est à la fois la puissance de la grâce de Dieu et la faiblesse humaine. "À la fois", cela veut dire qu'il y a une conjonction. Ce n'est pas la grâce de Dieu sans la faiblesse des hommes. Ce n'est pas non plus la faiblesse humaine sans la grâce de Dieu. Toute l'Église est là, dans ce tandem, mieux: dans ces "noces". S'il n'y avait pas la faiblesse humaine, les hommes n'auraient pas besoin de prier. S'il n'y avait pas la puissance de la grâce, cela ne servirait à rien de prier.
Au Cénacle on retrouve ce binôme. Il y a la lâcheté, il y a l'infidélité, il y a le reniement de ceux que le Seigneur avait choisis et munis de tout ce qu'il fallait pour qu'ils puissent "tenir la route". Il les avait avertis, prévenus, enseignés. Il les avait nourris de son corps, abreuvés de son sang. Il les avait aussi exhortés à la prière. Mais ils n'avaient pas écouté. Ils n'avaient pas prié. Ils avaient dormi. Et ensuite ils se sont enfermés, barricadés. Sans doute avaient-ils récité des prières avant: des psaumes, les prières de tout juif pratiquant. Mais leur prière était comme une parenthèse, un emploi à temps partiel, une sorte de luxe quand on n'a plus rien d'autre à faire. Leur coeur n'était pas pétri de prière, enraciné dans la prière, parce que, naïvement, ils n'avaient pas encore vraiment éprouvé la nécessité absolue de prier. Ils se croyaient meilleurs que ce qu'ils étaient.
Mais au Cénacle il y a aussi l'irruption de Jésus ressuscité. Le Seigneur a permis, il a supporté leur défaillance, il a pardonné. Et ils n'ont pas désespéré. Il n'ont pas été dégoûtés d'eux-mêmes. En voyant le Seigneur ressuscité, ils étaient remplis de joie, dit S. Jean. Et après l'Ascension, ils ont enfin prié comme ils n'avaient jamais prié auparavant. Or, comme l'écrit le Cardinal Schönborn, la prière est l'interprète de l'espérance, de l'espérance contre toute espérance.
Or, qu'est-ce que l'espérance ? Réponse:
Ne pas tenir compte de notre faiblesse humaine, c'est le danger de la présomption. Ne pas tenir compte de la puissance de la grâce, c'est le danger du désespoir. Or, de la présomption au désespoir il n'y a souvent qu'un pas. C'est le pas que Judas a fait. Mais il n'y pas que ce pas-là. Il y en a un autre: celui de Pierre - et des dix autres: celui du repentir plein d'espérance.
Prier, ce n'est pas une déchéance humiliante. Ce n'est pas Dieu qui dirait du haut de sa supériorité: "Vous voyez bien, espèce de vauriens, d'incapables ! Vous voyez bien que vous n'arrivez à rien de bon. Alors à genoux ! Rampez par terre, et que j'entende vos supplications... Les disciples avaient vu Jésus. Ils l'avaient entendu prier lui-même, longuement, sereinement, dignement, dans ses joies et dans ses peines, tous les jours, et même la nuit. Un jour, en le voyant prier, ils avaient même demandé: "Apprends-nous à prier". Mais ils n'avaient rien compris.
Avant sa conversion, sainte Édith Stein était entrée un jour dans la cathédrale de Francfort avec une amie. Elle aperçoit une femme qui, après avoir fait son marché, s'était agenouillée pour prier. Plus tard Sainte Édith dira que cette scène d'une simple femme, agenouillée dans une église en train de prier, a joué un rôle déterminant dans son cheminement vers la foi.
Mais aujourd'hui se pose une question redoutable: est-ce que cette racine de la prière qui a été implantée dans notre coeur depuis notre baptême a encore une chance de percer le béton de notre monde, de notre vie remplie de bruit à tel point que je dois me battre contre la mauvaise habitude qu'ont les gens de laisser la radio ou la télévision allumée toute la journée, même quand je vais apporter la communion aux malades ? Quand j'arrive avec Jésus, on ne pense même pas à éteindre. La prière peut-elle encore s'épanouir quand on passe en moyenne quinze ans de sa vie devant le poste de la télévision, comme l'a fait remarquer Neil Postman dans un livre intitulé: "Se distraire à en mourir" ?
Le Cardinal Schönborn fait remarquer que dans le Code de droit canonique, il y a un paragraphe qui met en garde même les religieux contre un usage excessif des médias, parce que cela met leur vocation en danger. (Curieux détail: ce paragraphe porte le numéro 666... ) Et, si j'ai bonne mémoire, c'est le Père Manaranche qui rapporte qu'étant invité à prêcher une retraite à une communauté religieuse féminine, il s'entend dire qu'il n'est pas question de faire une conférence à l'heure du feuilleton à la télévision !
Mais n'est-ce pas là non plus une occasion pour ceux qui échappent encore à cette maladie mortelle d'espérer contre toute espérance, et de ne pas baisser les bras en voyant tant d'autres faire la sourde oreille aux appels de l'Esprit Saint ? Il n'est pas interdit de croire, il est vrai au prix de dégâts considérables, que les hommes et les femmes, les parents d'aujourd'hui, remettent la prière, et donc le Seigneur, à la place d'honneur qui lui revient dans leur maison, pour que l'Esprit Saint puisse venir enfin au secours de leur faiblesse.
Pour terminer, remarquons que la prière de Jésus dans l'évangile de ce jour a pour objet la demande de l'unité. Si l'union fait la force, la division est certainement un aspect significatif de notre faiblesse humaine. Alors que l'unité est le fruit de la grâce, la division est la conséquence de l'orgueil. À propos de l'espérance je citais la définition du Compendium. Voici ce qu'il y est dit à propos de l'unité. Pourquoi l'Église est-elle une (n. 161)?
Tout cela est le fruit de la grâce de l'Esprit Saint qui vient au secours de notre faiblesse, et sans qui nous ne sommes que misérable misère. L'Église, c'est le miracle permanent de la grâce de Dieu plus forte que notre faiblesse. Ce n'est que dans cette perspective que notre misère devient aimable au sens fort, et que, comme Saint Paul, nous pouvons mettre notre orgueil dans nos faiblesses. "Viens Esprit Saint, Père des pauvres !"
La prière de Jésus dans l'évangile de ce jour a pour objet la demande de l'unité.