Seulement, il n'y a pas que des péchés moraux, portant sur l'impureté, la déloyauté, la paresse. Le péché est d'abord dans l'aversion que l'on ressent pour Dieu, dans le haussement d’épaules, dans le désintérêt. Il y a des gens qui sont loin d'avoir une vie déréglée et qui, pourtant, ont besoin d'une singulière conversion. Ils ne transgressent pas les exigences: ils s'ennuient avec leur Dieu. Ils veulent bien accepter ses exigences, mais pas son Alliance. Ils pensent qu'ils doivent être corrects, mais que l'amour n'est pas obligatoire. Ils ne veulent pas vivre ce bouleversant cœur-à-cœur que le Seigneur leur offre, et qui leur semble un supplément facultatif, ou bien une aventure dangereuse, ou encore une impossible folie. A ce raz-de-marée envahissant, ils préfèrent un bon petit budget spirituel, celui dont ils se servent pour se confesser annuellement, en regrettant leurs incartades, mais pas leur sécheresse. Dans ce cas, la conversion, ce n'est pas de cesser d’être un pirate : c'est de consentir enfin à devenir amoureux. Cela suppose une découverte de Dieu en ce qu'il a, dans la Bible, de plus caractéristique: l'Alliance, la déclaration d'amour, la proposition d'un lien. Les exigences morales sont intérieures à cette relation: elles ne sont pas un os à ronger que le Seigneur jetterait aux gens qui n'ont pas envie de risquer la tendresse, une prestation limitée pour les gens qui redoutent l'infini de la charité. Bref, ne crois-tu pas que, pour bien des chrétiens qui ont une vie rangée, qui pratiquent régulièrement, la conversion qui leur fait défaut, c'est une conversion à la joie?
Allons plus loin et parlons des incroyants. On a dit et répété que ce sont leurs indécences, leurs passions débridées, qui les maintiennent loin de l'Evangile. D'ailleurs, ne disent-ils pas, pour se défendre, que les exigences de la morale judéo-chrétienne sont relatives, pernicieuses et démodées? Tout cela est vrai, mais pas entièrement. D'abord, il existe de grands pécheurs qui ont l'humilité et le courage de se confesser régulièrement sans diminuer en rien leur responsabilité, sans invoquer les circonstances atténuantes ou chercher des excuses. Le péché n'est donc pas toujours un barrage, une paralysie: il peut aussi, quand le cœur est bien disposé, devenir l'occasion du repentir. Sans doute est-ce à cela que Jésus fait allusion quand il déclare aux chefs religieux d'Israël, drapés dans leur dignité: «En vérité, je vous le dis, les publicains et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu» (Mt 21, 31). Il ne fait pas ainsi l'éloge de leur inconduite, mais il vante leur ouverture à la miséricorde, il apprécie leur vulnérabilité au pardon. Tu dirais, toi, leur capacité de «craquer». Se convertir, ici, c'est devenir perméable; c'est s'exposer à une infiltration: tant d'êtres, chantait Péguy, ne mouillent jamais à la grâce, parce qu'ils sont comme des marbres sur lesquels l'eau ne fait que couler, sans réussir à pénétrer.
La conversion doit donc se proposer non seulement aux pécheurs conscients de l'être, mais encore plus aux «âmes habituées», et surtout aux stoïques raidis dans leur justice. Un savant dominicain, le Père Festugière, a écrit sur ce sujet des pages saisissantes. Lui qui connaissait parfaitement l'antiquité grecque, il a remarqué que l'obstacle au christianisme s'est trouvé autant dans les vertus des païens que dans leurs vices les plus honteux. C'est encore vrai aujourd'hui. La vertu n'est pas en cause, mais la manière de la porter, de s'en revêtir. On s'oppose alors résolument au salut de Dieu, à sa grâce, à son pardon. On se débrouille tout seul, on ne relève que de sa conscience. Et l'on s'en prend à ces pauvres chrétiens, que la pratique régulière ne rend pas meilleurs, il s'en faut! L'on raille le recours trop facile - qu'en sait-on ? (qu'en savais-tu, cher ! Jacques Brel, quand tu chantais: «C'est trop facile d'entrer dans une église / de déverser toutes ses saletés / face au curé qui, dans la lumière grise / ferme les yeux pour mieux vous pardonner» ?) - à ce sacrement du pardon qui vous rassure à bon marché sans réussir à vous transformer. La conversion ici, c’est de renoncer à sa suffisance orgueilleuses, c'est de ne plus se décerner des brevets de vertu, c'est de cesser de vivre en vase clos face à son miroir, c'est de reconnaître la sublimité du repentir. C'est de ne plus dire au Sauveur, avec une moue méprisante: «Merci non. Je n’ai absolument pas besoin de vos services». Pas facile. Il faut pour cela une nouvelle naissance. La conversion, c'est, pour un adulte sûr de lui, l'esprit d'enfance.
On trouve aussi des g²ens qui, sans avoir fait avec Dieu le budget minimum dont je viens de parler, sans s'être fait vacciner contre la folie amoureuse, sans pratiquer résolument la limitation des croissances, vivent dans une platitude et une morosité spirituelles dont ils ne prennent pas leur parti, mais dont ils ne voient pas comment sortir. Bien sûr, ils font des péchés, comme tout le monde, mais ce 'n'est pas d'abord cela qui les désole: c'est la mer d'huile, c'est l'absence de Vent dans les voiles. Je crois que les «missions paroissiales», celles du 17ème siècle et celles du 20ème, ont pour but de redonner le Saint-Esprit à des cœurs essoufflés, de provoquer en eux une relance. Pour les sortir de la morosité et leur procurer un dynamisme, on leur rappelait autrefois, non sans grandiloquence, ce qu'on appelait les «grandes vérités»: la mort, le ciel et l'enfer. Aujourd'hui, il faut renouveler la manière et, sans doute, moins terroriser les consciences. Mais il importe de rappeler les grands enjeux de l'Alliance entre Dieu et l'homme, qu'un «métro-boulot-dodo» abrutissant risque de faire oublier: déjà, dans la Bible, au temps des rois d'Israël, la construction des aqueducs, la préparation des batailles et le jeu des ambassades occupaient tellement le devant de la scène et absorbaient tellement les esprits qu'ils en oubliaient l'histoire sainte, la vraie. Pour cela, point n'est besoin de tabler sur la peur panique: la seule crainte qui soit chrétienne, c'est la crainte de ne pas assez aimer, la crainte qui ne remplace pas l'amour mais qui est le fruit de l'amour: «Ne permets pas que je sois séparé de toi ». Dans ce cas, qui est peut-être le tien, la conversion, c’est la réanimation. Aujourd'hui comme hier, la prière, les sacrements, l’ascèse sont les grands moyens dont dispose le chrétien pour recevoir sans discontinuer l’oxygène de l’Esprit. Tu me diras que, de nos jours, la mission vise plutôt des conversions radicales, celles qui arrachent l'homme au non-sens et aux évasions les plus diverses ( ésotérisme, sexe, drogue). C'est vrai, surtout pour les plus jeunes, dont beaucoup n'ont eu aucune formation chrétienne et pour qui tout est neuf dans la foi. Pourtant, même dans ta génération, il y a des gars et des filles pour lesquels se convertir, ce n'est pas sortir du gouffre ni revenir de loin, mais simplement respirer leur christianisme. Les anciens disaient, au l1ème siècle: «Vivre hautement pour Dieu», moyennant l'altitude et la plénitude. Ne vis pas à moitié: exploite jusqu'au bout ton capital génétique baptismal. Non, Dieu n'est pas un gaz asphyxiant : c'est le grand air de l'organisme, qui nous élève au-dessus de la zone polluée, c'est-à-dire au-dessus de la médiocrité. Tu vois que la conversion n’est pas uniquement fonction du péché caractérisé: elle se définit moins par le refus que l’espérance , moins par le rejet que par l’appel. La prédication évangélique fait plus que nous arracher à l’abîme : elle nous happe vers le haut. Nous serions incapables de fuir Satan si Jésus ne nous appelait pas à le suivre. Le mouvement, ici, est entièrement positif: ce qui nous meut, ce n'est pas le dégoût mais le goût ; ce n’est pas la répulsion mais l’attraction. Voilà pourquoi le christianisme n’est pas une évasion, comme le disent beaucoup de gens, pour lesquels c’est avant tout le danger qui nous motive négativement. Le salut chrétien, ce n'est pas un sauve-qui-peut qui précipite chacun vers son bout de radeau et fait s’y agripper d'une façon frénétique: c'est une attraction, une véritable séduction. Le grand saint Augustin passe son temps à nous le répéter: plus encore que l'homme tout court, qui suit la trajectoire de son plaisir, le chrétien est tracté par sa volupté, qui est Jésus-Christ; car Jésus fonctionne comme une joie véritable. Le crois-tu? Le vis-tu?
Il est une autre manière de se convertir qui n'est pas d'abord liée au péché mais à l'appel entrevu: c'est de se transporter à la hauteur d'une vocation, ou de s'y laisser porter par l'Esprit. Je t'en parle parce que cela m'est arrivé. Pour les gens, la vocation (du prêtre, du marin, du médecin) n'est qu'un flair, un instinct irrésistible, un destin plus fort que l'homme: aucun problème spirituel proprement dit, aucun acte de liberté, aucun mérite, même si le travail est admirable. C'est du paganisme pur et simple. Pour certains chrétiens - certains théologiens - le sacerdoce est avant tout fonction des besoins de l'Eglise (certes!), mais sans qu'intervienne un appel intérieur: la Hiérarchie désigne des volontaires et leur assigne un travail impératif qui n'a rien à voir avec leurs états d'âme, un point c'est tout. Le chatouillement intime, c'est bon pour les moines, qui «se paument» en Dieu sans aucune responsabilité... Je ne partage absolument pas cette conception technocratique du ministère: le concile Vatican II non plus, et Jean-Paul II pas davantage, lui qui, à Ars, en octobre 1986, suppliait les prêtres de ne pas tout réduire à l'aspect fonctionnel. Bien sûr, l'Eglise a besoin du prêtre pour excuser une fonction essentielle: représenter le Christ comme Tête de l'Eglise. Mais, quand le service consiste à prêcher l'Amour, à donner l'Amour, il n'y a que l'ami qui puisse être un bon serviteur (Jn 15, 15). Tu n'as pas besoin d'une motion intérieure pour t'embaucher chez Péchiney, ni d'une affection pour le patron de l'entreprise: il suffit que tu veuilles exercer un métier et qu'on t'accepte pour une tâche précise, moyennant un contrat limité. Mais l'Evangile, lui, suppose des passionnés. Voilà pourquoi, dans la Bible, tous les prophètes, tous les apôtres, tous les chargés de mission, reçoivent un appel particulier où l'ange ne survient pas avec un projet imprimé sur papier, avec un programme à signer («lu et approuvé, le tant à tel endroit»), mais avec une demande orale bien plus fondamentale: dire à Dieu un oui inconditionnel. Après, on verra, on recevra les consignes à mesure, mais ces consignes ne font pas l'objet d'un contrat: ce qui est exigé, c'est une oblation de tout l'être, non une prestation déterminée. Voilà pourquoi il n'y a pas de vocation sans conversion, ni de conversion sans vocation. Moi qui t'écris, j'ai reçu mon appel en deux fois, mais, à chaque fois - à la seconde surtout - j'ai eu la certitude que je commençais vraiment à croire pour de bon. C'est ce qui s'est produit pour les apôtres au bord du lac: leur histoire ne s'est pas déroulée en deux temps (d'abord croire en Jésus, plus tard le seconder pour un travail déterminé); elle s'accomplit en un seul acte: «suivre». L’apostolat n'est pas une simple embauche: c'est une disponibilité absolue. Inversement, croire, ce n'est pas se faire une opinion: c'est se mettre en route «avec» Quelqu'un. Les deux choses ne sont pas séparables. Tu vois que là, la conversion n'est pas fonction du péché: elle est fonction... de la pêche des hommes.