Je n'ose dire à Dieu que je l'aime, mais je puis l'adorer, puisque je le dois. Dans cette adoration je comprends tout l'amour que lui ont donné, lui donnent et lui donneront tous ceux qu'il a faits dignes de l'aimer.
Est-ce que la parole de Marie "Voici la servante du Seigneur" (Lc 1,38) n'était pas un acte d'amour?
Néant je suis, et j'en glorifie celui qui est.
Cette glorification me grandit : la gloire de l'homme, c'est Dieu, dit saint Irénée (Contre les hérésies II,20,2).
Mon Dieu, fais-moi te connaître et t'aimer de telle sorte que la vue de mon néant double ma jouissance de ta gloire.
Souveraine sagesse du non-être : le non-paraître.
L'intimité avec le Christ : aucun sentiment d'humilité n'en peut restreindre le désir. Un tel sentiment ferait au Christ l'injure de supposer que sa charité est moindre que la mienne, alors que mon désir est né d'elle.
Le vrai cantique de l'humilité c'est le Magnificat.
Défions-nous dans notre prière des formules toutes faites ; nos propres paroles valent mieux pour nous.
Certaines personnes ont le verbe facilement poétique.
On écrit, on dit, et on croit que "c'est arrivé". Inconsciemment on joue un peu la pieuse comédie.
Il ne faut pas vous imaginer que parce que vous avez récité de belles formules, vous êtes monté très haut en dignité devant Dieu.
Il vaut mieux être sobres dans nos formules. Voyez la pondération des formules de la liturgie latine.
La générosité authentique gagnera peut-être dans la mesure où nous rognerons les ailes à l'imaginative et à la sentimentale : ce sont des ailes de cire ou de papier avec lesquelles nous ne monterons jamais dans les hauteurs.
La crainte est le commencement de la sagesse, dit l'Écriture (Si 1,16 ; Ps 110,10). Il faut admettre que devant Dieu on doit se tenir dans la crainte, mais ne pas croire que, quand la Sagesse est en progrès, la crainte ne sert plus à rien.
Saint Jean dit bien que la parfaite charité met la crainte dehors (1 Jn 4,18). Il y a en effet une crainte qu'elle chasse : la crainte servile, celle qui, plus ou moins, espère échapper au coup de cravache.
Cette crainte-là, il faut la mettre dehors par la charité.
Comment ? En perdant tout espoir d'échapper à Dieu : "C'est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant !" Mais saint Augustin dit : "Tu as un seul moyen de t'enfuir de Dieu, c'est de t'enfuir en Dieu" (He 10,31 ; S. Augustin, Sur la première Ep. de saint Jean VI,3).
Il est une autre crainte : celle que nous appelons "respect", "révérence" (vereri = craindre). Cette crainte-là, bien loin de diminuer lorsque grandit notre intimité avec Dieu, augmente ; elle perd ce qu'elle avait de pénible, elle ne se soucie plus d'éviter les coups, mais elle éprouve de plus en plus le sentiment de la grandeur de Dieu, de plus en plus elle se transforme en amour de Dieu, en aspiration vers lui.
Tu ne dois pas craindre seulement quand tu penses à ton péché, mais jusque dans les consolations spirituelles.
Même dans les moments de délassement et de détente, il faut conserver une certaine crainte de Dieu. Il n'y a pas de vacances dans la vie spirituelle et les détentes doivent être prises avec modération, par respect pour Dieu.
Mais inutile de le dire : si les consolations sont de bon aloi, elles apportent d'elles-mêmes à l'âme la volupté du respect de Dieu.
Le respect consiste à ne pas s'occuper d'autre chose que de Dieu et de ses intérêts quand on est avec lui.
Ayons le respect des « images pieuses ». Si elles sont laides, la faute en est à celui qui les a faites. Une fois faites, il faut les respecter. Et les respecter, c'est quelquefois les brûler. Ce n'est pas du pharisaïsme - ni de l'iconoclasme !
Il faut avoir la naïveté du respect.
Il faut avoir la fringale du respect.
Rien de plus exquis en fait de jouissance que le sentiment du respect. Il est fait d'admiration, d'estime, d'amour. Le vulgaire ne le connaît pas. Le respect fait justement la différence entre l'amour humain et l'amour animal. L'amour de Dieu contient tendresse et respect à un degré infiniment supérieur. C'est pourquoi il est ce qu'il y a de plus exquis en fait de complaisance.
Le respect pour le Seigneur devient source de souffrances quand on voit le sans-gêne, la nonchalance, l'oubli de beaucoup de gens devant lui ; mais aussi de joies profondes, quand on rencontre des personnes simplement et spontanément attentives à lui donner toutes les marques, grandes et petites, de leur adoration. Que de spectacles reviennent dans la mémoire, de l'une et l'autre sorte ! Plus nombreux, hélas ! les déplaisants, plus rares les réconfortants. Mais les premiers, quantité négligeable, finissent par disparaître dans la splendeur des autres dont l'étoffe est d'éternité. Voici une chapelle de religieuses adoratrices. Des religieuses qui se succédaient deux à deux au prie-Dieu du choeur, et qui plusieurs fois par jour, silencieusement et solennellement entraient toutes ensemble pour leur office, je n'ai gardé aucun souvenir spécial. C'est leur métier à elles, d'adorer, le beau métier ! (métier vient de ministère). Mais jamais je n'oublierai un vieux monsieur de taille haute et droite, qui venait parfois faire une courte prière. Il avançait jusqu'à la grille, déposait chapeau et canne sur une chaise ; puis, sans s'appuyer ni à droite ni à gauche, il mettait un genou à terre, puis deux - et j'entendais craquer ses os -, puis lentement, obstinément, il forçait sa haute taille à s'incliner jusqu'à toucher du front le dallage de marbre. Sa prière achevée, il refaisait la même prostration avant de sortir.
Pensez-vous qu'il fût malheureux d'avoir fait, d'avoir pu faire, d'avoir eu le droit et l'occasion de faire ce geste de révérence devant le seul Adorable qui est aussi le seul Bon ? Et à qui voudriez-vous ressembler de préférence, à des adorateurs de cette sorte qui fléchissent les genoux avec respect ou à d'autres pour qui la génuflexion consiste en un trémoussement imperceptible, tandis que le regard vogue ailleurs ; à ceux pour qui la prostration se réduit à baisser les paupières : à ceux qui, à peine relevés de l'agenouilloir où ils paraissaient absorbés en Dieu, tournent le dos à l'autel, au crucifix, au Christ encore présent, pour ne pas perdre cet unique spectacle de la foule qui s'en va...
La liturgie romaine, la plus familière de toutes les liturgies chrétiennes, est pleine de respect.
On s'enthousiasme pour la liturgie orientale ; or, cette liturgie, au moment le plus solennel de la messe, les fidèles n'en peuvent rien voir. Les Orientaux ont le sens du mystère.
J'ai toujours constaté que, lorsqu'on parle de ce respect à certains auditoires, cela fait une impression profonde, très salutaire. Après quelque temps d'expérience, les auditeurs s'en félicitent, ils reconnaissent que cela leur a fait beaucoup de bien.
J'ai connu une communauté dans laquelle tout le monde se mêlait de tout à la chapelle. Je leur ai parlé du respect dû à Dieu. J'ai réformé leurs idées à ce sujet et, un an après, tout était transformé ; la vie religieuse y avait gagné énormément.
Ce respect ne tue pas la liberté. Dieu est mon Père, oui ; mais il est Dieu. Le respect n'est pas contraire à l'affection : on n'aime que ce qu'on respecte.
Créer en moi cet instinct de respect, le développer. Au lieu de calculer comment échapper à telle marque de révérence, me féliciter d'avoir à la donner. Le faire d'une façon d'autant plus insistante que personne n'est là pour le constater.
Les sacristains dévots sont très édifiants.
Quand on fait un geste de respect - une inclination, une génuflexion, le signe de la croix - il faut le faire avec respect. Même lorsque nous prions tout seuls.
Lorsque nous passons du raisonnement au colloque avec le Seigneur, si nous comprenons ce que nous faisons, nous prendrons naturellement une attitude respectueuse.
Ne nous laissons jamais impressionner par des idées fausses au sujet de la familiarité, «puisque nous appelons Dieu notre Père».
J'ai lu un jour dans une revue religieuse une expression qui m'a choqué. On avait imprimé : "Papa le bon Dieu" et "Maman la Sainte Vierge", on peut parler ainsi avec respect, peut-être ; mais l'écrire, c'est déjà trop. Celui qui écrit doit se préoccuper de ne pas provoquer le moindre manque de respect chez ceux qui le liront.
L'idéal de l'intimité, c'est l'intimité infinie des trois personnes divines.
Éducatrices, faites-vous une conviction à ce sujet. Élevez les jeunes filles de telle manière qu'elles retrouvent ce respect par une sorte d'instinct spontané.
Quand on va jusqu'à la découverte essentielle, quand on atteint le ressort qui a donné le branle aux ascensions des saints, on s'aperçoit de ceci : à un moment donné, par une grâce de Dieu, à la suite d'expériences variées, ils ont compris la grande parole du Seigneur : Dieu seul est bon (16 Mt 19,17) et ensuite celle de saint Jean. Dieu est charité (1 Jn 4,8).
Cela n'est pas facile à voir chez les saints qui ont beaucoup écrit. Ce que nous disons le moins est souvent ce dont nous vivons le plus. Les saints ressemblent à une foule de gens qui ne se rendent pas compte qu'ils respirent. C'est pourquoi la science matérielle qui juge par la quantité des textes, passe à côté de la vraie connaissance.
Marie de l'Incarnation, l'Ursuline, a beaucoup écrit. Il y a des quantités de choses que les théoriciens de la vie spirituelle relèvent complaisamment dans ses "Relations», mais la valeur profonde de son âme est ramassée dans quelques paroles brèves, très simples. Elle dit par exemple : «Étant en oraison, il me dit : "Tu m'appelles ton grand Dieu, et tu fais bien, car je le suis".» (A. Jamet, Le témoignage de Marie de l’Incarnation Paris, 1932, p. 22) C'est par ce respect qu'il faut commencer.
Marie de l'Incarnation continue : «Mais je suis aussi Charité. L'Amour est mon nom et c'est ainsi que je veux que tu m'appelles.» Le Dieu que nous devons adorer, c'est celui-là.
Les titres de noblesse, les marques d'honneur sont une vanité de la part de ceux qui les exigent ; mais de la part de ceux qui les donnent c'est savoir-vivre et, avec la modération voulue, c'est justice.
Il est pourtant sûr que ces personnages sont essentiellement nos semblables : "Vous êtes tous frères" (Mt 23,8) et le Seigneur lui-même s'est déclaré notre frère. L'apôtre lui en fait un honneur. C'est à nous à ne pas oublier qu'il est plus encore.
De quoi nous servirait-il, s'il n'était que notre frère ? Nous avons des milliards de frères en humanité. Voilà qui mérite considération. Car nos sentiments s'ajustent à la façon dont nous traitons les personnes. Si nous les traitons cavalièrement, l'estime disparaîtra. Si nous ne donnons pas à Notre Seigneur les marques élémentaires de respect, je ne crois pas que la grandeur, la dignité, la beauté de nos relations avec lui puissent subsister longtemps.
Je ne sais pas d'où est venue l'habitude de dire "Jésus" tout court à Notre Seigneur. Car ni dans l'Écriture ni dans la liturgie cela ne se trouve.
Le récit évangélique le nomme Jésus, parce que ce récit est une histoire. Le personnage historique s'appelle de son nom humain : Jésus. Mais ailleurs que dans le récit historique, les disciples qui parlent de lui ne l'appellent jamais « Jésus » tout court.
Le vocatif "Jésus" ne se rencontre que dans saint Marc et dans saint Luc : ce sont des démons qui l'emploient par la bouche des possédés (Mt 8,9). A l'appeler par son nom humain, il n'y a que l'aveugle de Jéricho : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi ! » Et remarquez que cet homme lui rappelle sa royale ascendance (Lc 18,38).
Les disciples ne se hasardent jamais à l'interpeller ainsi. Le Maître les en approuve : « Vous m'appelez Maître et Seigneur et vous dites bien, car je le suis » (Jn 13,13). Pourquoi ma langue à moi ne proclamerait-elle pas avec joie qu'il est le Seigneur, mon Seigneur, Notre Seigneur ?
Il nous est permis de l'appeler "Jésus" dans notre dévotion privée. Mais je parle dans l'intérêt de la vie spirituelle en général. Il faut se défier d'une dévotion à résonance purement humaine : elle risque de faire tort à la profondeur de nos relations avec le Seigneur.
Dans les Apocryphes du Nouveau Testament, ce vocatif introduit certaines prières. On y trouve par exemple, dans l'Évangile des Hébreux l'histoire de l'homme à la main desséchée. Il dit : "Je te prie, Jésus, de me rendre la santé." Mais Jean le Théologien parle autrement. Il dit : "Seigneur Jésus-Christ, qui as fait des merveilles." L'ami de coeur parle autrement que le maçon à la main desséchée.
Ne dévions pas de la ligne que trace notre foi ; ne descendons pas du milieu divin pour nous laisser choir dans la condition des "rampants".
Encore une fois, je dis qu'il est permis de parler familièrement au Seigneur ; mais on peut lui parler très familièrement et à la fois respectueusement.
À propos des noms de Notre Seigneur Jésus-Christ, je crois que nous avons tout intérêt à ne pas lui marchander les titres auxquels il a droit. Puissions-nous avoir une véritable joie à les lui donner !
Je n'ai pas dit qu'il était défendu d'appeler Jésus par ce seul nom. Il n'est pas défendu de chanter tout entier le Jubilus (Hymne au nom de Jésus attribuée à saint Bernard).
L'amour le plus fort, c'est l'adoration.