Spontanément, quand on entend parler de joie, même au sens biblique, on ne pense pas tout de suite à Jean-Baptiste. Entre les deux premières lectures (et le Cantique d'Isaïe), et l'Évangile, quel rapport ? Et pourtant, Jean-Baptiste a dit de lui-même: "L'époux, c'est celui à qui l'épouse appartient ; quant à l'ami de l'époux, il se tient là, il entend la voix de l'époux, et il en est tout joyeux. C'est ma joie, et j'en suis comblé." (Jn 3, 29) Saint Luc nous le montre tressaillant de joie alors qu'il est encore dans le sein de sa mère (1, 44).
C'est aujourd'hui le dimanche de la joie (Gaudete). Nous retrouvons la figure de Jean-Baptiste que saint Luc met particulièrement en lumière en montrant à la fois sa grandeur et son infériorité, ou mieux, sa relativité par rapport à Jésus. La grandeur de Jean c'est précisément de n'avoir aucun sens, sinon par rapport au Messie, dont il prépare la venue. Dimanche dernier, avec saint Jean-Paul II, nous avons eu l'occasion de le regarder comme modèle des catéchistes. Lors du Grand Jubilé de l'an 2000, il leur disait:
Aujourd'hui le Baptiste se présente comme modèle des Apôtres et des messagers que le Seigneur envoie "deux par deux devant lui dans toutes les villes et localités où lui-même devait aller" (Lc 10, 1). Les Apôtres sont douze, les envoyés du chapitre 10 de saint Luc sont soixante-douze. Jean, lui, est seul et donc unique, le premier d'une multitude. Il est leur maître d'apprentissage. En envoyant les Douze, puis les Soixante-Douze, c'est comme si Jésus leur disait:
Les apôtres ont répété cela à leur tour à ceux qu'ils ont désignés pour continuer la mission reçue: Tite, Timothée et les autres. Si les Apôtres sont le "type" même du prédicateur, Jean en est le "prototype". Jean-Baptiste est en quelque sorte le "serviteur des serviteurs de votre joie"!
Pour nous en tenir au passage de l'évangile que nous venons d'entendre, voici les traits essentiels de sa prédication qui s'en dégagent.
D'abord, Jean est un prédicateur universel. Sa mission vaut pour tous les temps et pour tous les pays. Il prêche pour tout le monde, pas seulement pour une catégorie de personnes. Saint Luc nous le fait remarquer en faisant état des différents groupes de gens qui lui posent toujours la même question: "Que devons-nous faire?" (Cf. Ac 2, 37: c'est la même question qui sera suscitée par la prédication de Pierre, le jour de la Pentecôte, où était rassemblée une foule venant de tout l'Empire.) Il y a là d'abord "les foules" sans autre précision, le "tout-venant"; ensuite "des publicains", des agents du fisc très mal vus par le peuple, plus que les contrôleurs des impôts d'aujourd'hui, puisqu'ils collaboraient avec l'occupation romaine; et enfin "des soldats", pas très populaires non plus, car ils exerçaient une profession interdite aux Juifs, et étaient probablement des mercenaires païens, au service d'Hérode Antipas. Oui, vraiment, "tout homme verra le salut de Dieu" (v. 6) !
La prédication de Jean traverse et les siècles et les frontières. Rien à voir avec la spiritualité des Esséniens (les "fils de la lumière"), une secte qui se prenait pour l'élite spirituelle de l'époque et qui avait fui "le monde mauvais" en proclamant qu'eux seuls seraient sauvés. Rien à voir non plus avec les pharisiens ("les séparés") qui, sans se retirer dans le désert, vivaient dans un mépris souverain de toute cette "racaille" de pécheurs, qu'ils évitaient comme la peste. Jean, lui, n'est allé dans le désert que pour mieux se préparer à aller vers les pécheurs de tout bord.
Remarquez aussi que Jean, qui vivait dans une ascèse plutôt rigoureuse, ne commence pas par imposer des exigences exorbitantes à ceux qui viennent vers lui. Il ne leur demande ni de suivre son régime alimentaire, ni d'adopter son mode vestimentaire. (Il ne leur donne pas non plus des tas de prières à réciter...) Mais se contenter de médiocrité, ce n'était pas son genre non plus. Non ! Il ne prend pas la morale à la légère, notamment dans le domaine de l'argent, le "nerf de la guerre". Avez-vous remarqué que dans ses réponses à la question "Que devons-nous faire?", il ne parle que du bon usage de la richesse (v. 10-11) et du danger de l'acquérir de manière injuste (v. 12-13; 14).
Aux publicains et aux soldats, il ne demande pas de changer de profession. Saint Luc ne mentionne pas ici les prostituées, qui, elles, ne sont pas dans le même cas de figure... Aux pornocrates d'aujourd'hui Jean aurait certainement répondu autre chose ! Mais qu'aurait-il dit à tous ceux qui, aujourd'hui, font de l'argent leur dieu, en sacrifiant tout pour pouvoir faire carrière et avoir des promotions professionnelles, au prix de multiples sacrifices, y compris du temps consacré à Dieu (par exemple la messe du dimanche) et à leur famille? Qu'aurait-il dit aux politiques candidats aux élections? Et à ceux qui, de près ou de loin, se rendent complices d'avortements, de fécondation in vitro, d'euthanasie?
Chose importante pour aujourd'hui : sa morale n'est pas seulement une morale individuelle (ou individualiste). Sa prédication s'adresse à des groupes de personnes, à des corps de métier, au Peuple de Dieu dans son ensemble, à la société tout entière. La conversion demandée n'est pas seulement celle des personnes prises individuellement. Elle a une dimension sociale.
"Tout le monde fait comme ça..." Ah la belle excuse ! La spiritualité du plus petit dénominateur commun, où tout le monde se cache derrière tout le monde... Jean, lui, prévient que Jésus "tient dans sa main la pelle à vanner pour nettoyer son aire de blé". Il ne manquera pas de faire la distinction entre le grain et la paille.
La parole de Jean aujourd'hui s'adresse par exemple aux policiers, aux gendarmes, aux militaires, comme aux auteurs de "petits" et de grands larcins, aux juges comme aux avocats, aux syndicalistes autant qu'aux chefs d'entreprise. Elle s'adresse à la multitude des chrétiens vivant dans la tiédeur. Elle s'adresse aussi à l'ensemble de la société qui s'est peu à peu "médiocrisée", à tous ceux, à la Martinique ou ailleurs, qui ont adopté comme devise : "Débouya pa péché" (la débrouillardise n'est pas un défaut), avec quelques entorses par ci, une compromission par là, avec des petites lâchetés ... et des générosités de la même taille. Mais quand il s'agit de rendre un service, d'assumer une responsabilité pour le bien commun, dans l'Église et dans le monde, de répondre à un appel au secours, là, subitement, on ne se "débrouille" plus, sinon pour trouver toutes sortes d'excuses pour se défiler.
Jean n'impose rien, mais il n'a pas peur de proposer. Il ne force pas la main, mais il suscite des élans de conversion. Il arrive à trouver des failles dans le mur de béton armé que nous érigeons pour nous rendre imperméables aux avances de l'Amour miséricordieux de l'Agneau. Il ne se décourage pas pour autant devant les échecs et les adversités. Il n'a pas peur de déplaire, car il ne cherche pas à plaire. Il continue sa course jusqu'au bout. Sa prédication est douce et violente à la fois. Sa colère n'est que l'envers de l'amour. Il s'efface tout entier devant le Christ, mais son humilité ne l'empêche pas de parler avec autorité.
Aujourd'hui, plus que jamais, en ce début du millénaire, il faut aux prophètes ce courage d'oser diagnostiquer le mal, nommer l'erreur, avertir du danger, stigmatiser l'ennemi, repérer ses attaques et déjouer ses stratagèmes. Cela fait partie intégrante de ce rôle de crieur de vérité où Jean est notre maître. La Miséricorde ne s'est-elle pas battue les mains nues contre la Haine, pour arracher ses enfants à ses griffes?
Aujourd'hui, plus que jamais, il faut hurler pour sauver les enfants et les jeunes de tout ce qui les détruit, les pervertit, les tue... Sinon nous aurons du sang sur les mains. (Père Daniel-Ange)
Jean-Baptiste, serviteur de notre joie? Oui, mais pas d'une joie facile, de la joie de Dieu. C'est la joie de l'Incarnation rédemptrice, une joie exigeante. Demandons cette grâce au Seigneur par l'intercession de Jean-Baptiste, et demandons pour les prédicateurs de l'Évangile d'être, comme lui, au service de la vraie joie de tout le peuple : "Dirige notre joie vers la joie d'un si grand mystère..." (prière d'ouverture de la messe).
1. Verlag Herder Freiburg, 1988 pour l'édition allemande; Librairie Arthème Fayard 1990 pour l'édition française.