À partir de cette constatation d'ordre historique, il semble bien qu'on puisse noter une élaboration stylistico-théologique du récit, qui procède de l'intention spécifique de l'évangéliste de distinguer l'une de l'autre les différentes scènes. Il y a au moins deux raisons qui paraissent l'indiquer. La première vient de l'observation par laquelle, étant donné cette façon de raconter "par blocs", certains événements de la Passion, même très graves comme celui de la flagellation, sont laissés un peu dans l'ombre, ou ne sont mentionnés qu'en passant et n'entrent pas sinon furtivement dans le cadre du récit. Par contre ce qui domine c'est d'une part la figure de Jésus, seul et quasi silencieux dans la salle d'audience, de l'autre le peuple qui pousse des cris, et, entre les deux, Pilate.
La seconde raison pour entendre les choses de cette manière, on pourrait la déduire du fait que les mentions d'entrées et de sorties de Pilate se succèdent à intervalles réguliers, comme scandant un rythme, ce que nous avons déjà remarqué. Maintenant, si nous suivons exactement la façon dont procèdent les actions, suivant le rythme suggéré, nous nous apercevons que nous avons affaire à sept scènes disctinctes; de la sorte l'épisode en son entier présente un développement successif, ascendant, qui culmine à la septième scène, quand Pilate dit: "Voici votre roi!" (19, 14). Aussi, laissant de côté les thèmes importants, comme la flagellation qui est à peine mentionnée, tout l'épisode pointe vers l'illustration et la célébration de la royauté de Jésus.
En outre, si nous diposons les sept scènes selon l'ordre inidqué dans le tableau suivant:
2 - 6
3 - 5
4
on peut facilement constater comment il y a une correspondance en chiasme, quant au contenu, entre la 1re scène et la 7e, la 2e et la 6e, la 3e et la 5e, alors que la 4e demeure au centre de tout. Je veux dire que non seulement la scène finale (Jésus est roi) est mise en relief, mais aussi que la 4e scène (le couronnement d'épines) a sa valeur particulière: c'est une farce de couronnement royal. Le texte a donc une structure en partie ascendante et en partie concentrique, qui à notre goût, pourra paraître excessivement baroque; le fait est vraiment que nous trouvons ici le résultat d'une méditation qui considère individuellement les faits, puis les met en regard, jusqu'à en venir à une espression verbale, qui, dans le rythme même des mots, les relie l'un à l'autre, dans le but d'aider à la réflexion et à la contemplation.
Nous avons dit que les scènes se correspondent dans les paroles d'introduction, qui sont les mêmes pour chaque couple de scènes (c'est-à-dire 1-7; 2-6; 3-5). Elles se correspondent aussi pour ce qui est du lieu: la 1re et la 7e se déroulent au-dehors devant le peuple, la 2e et la 6e dans le Palais; la 3e et la 5e de noueau devant le peuple. Enfin elles se correspondent quant au contenu: la 1re et la 7e sont des scènes de refus de Jésus dans lesquelles on demande sa mort; la 2e et la 6e sont des scènes où parle Jésus et dont le thème est celui du royaume et du pouvoir royal, de telle sorte que pointe de plus en plus nettement la question centrale: quelle est la royauté de Jésus? La 3e et la 5e scène contiennent deux déclarations de Pilate à propos de l'innocence de Jésus. Tout le processus, en somme, est centré sur Jésus. La complexité de la forme ne sert à rien d'autre qu'à stimuler l'approfondissement de ce qu'il y a derrière les faits de l'histoire, pour recueillir exactement ce qu'ils signifient.
Il est clair que, tandis que dans la structure par paliers ascendants, c'est la 7e scène qui est mise en relief ("Voici votre roi"), dans la structure concentrique la scène qu'on veut faire ressortir est celle du couronnement de Jésus. Il y a donc deux moments de la royauté qui sont proposés à l'attention de celui qui contemple ces scènes. Nous commençons alors à comprendre comment le thème qui tient le plus à coeur à Jean est celui de la royauté. C'est pourquoi la question fondamentale peut s'exprimer ainsi: quelle est la véritable royauté de Jésus si, au moment où on voulait le faire roi, il a pris la fuite, alors qu'au contraire, par les faits et les situations, il est proclamé roi, et cela avec insistance? Ou, en d'autres termes: où le Christ est-il vraiment le Messie? où se réalise la plénitude du triomphe messianique? où se manifeste la gloire de Dieu dans le triomphe messianique du roi? Évidemment la réponse la plus immédiate qui nous vient à l'esprit c'est: à la résurrection. Or Jean veut nous faire aller plus loin que cette première réponse, et nous montrer que déjà dans la passion le Christ règne vraiment, et que par conséquent le mystère pascal est déjà en acte. (à suivre)