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Publié par Walter Covens

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    Ce passage de l'évangile fait partie du « must » de la Bible. Il est universellement plébiscité pour faire partie du « best of » des évangiles, pour utiliser un autre anglicisme. Il traîne dans toutes les mémoires, et est fréquemment cité, la plupart du temps à tort et à travers, parce qu'on n'a pas pris la peine d'écouter vraiment ce que Dieu veut nous dire dans cette parole. On a vaguement retenu qu'il s'agit du verbe aimer, et on s'en sert pour le mettre à toutes les sauces, sans façon. C'est pratique, c'est rapide et ça passe partout..., mais on n'a pas vraiment pris le temps d'écouter, et on reste sur sa faim, cela ne nourrit pas son homme. C'est l'équivalent spirituel du fléau de la malbouffe... Écouter et aimer, aimer écouter, écouter pour aimer: les deux verbes doivent être conjugués au même temps.


    Tout le monde a retenu qu'il est question d'aimer, mais quoi, mais qui au juste? Commençons par remarquer que cette parole s'insère dans un dialogue entre Jésus et un scribe juif dont Jésus nous dira qu'il n'est pas loin du Royaume. C'est assez rare, sachant qu'il s'agit d'un scribe, surtout compte tenu du contexte, qu'il vaut la peine de regarder, au moins rapidement.


    Dans le chapitre 11, et le début du chapitre 12, S. Marc rapporte toute une série de disputes entre Jésus et les autorités religieuses, avec en tête le récit des vendeurs chassés du Temple (11, 15-17). Très peu charitable, selon les critères des spécialistes du pose-minute de l'amour. « Il aurait mieux fait de se taire », diront d'autres experts de l'amour rapide; « c'est de sa faute si l'atmosphère s'envenime ». En effet, la réaction des grands prêtres et des scribes ne se fait pas attendre: « Ils cherchaient comment le faire mourir » (v. 18). Mais on oublie de souligner l'amour de Jésus pour la maison de son Père qui doit être « maison de prière pour toutes les nations ». Quand ils le rencontrent de nouveau dans le Temple, les grands prêtres, scribes et anciens lui demandent par quelle autorité il se permet de faire des choses pareilles (v. 28). Pour toute réponse, Jésus raconte la parabole des vignerons homicides (12, 1-12). Ses adversaires se sentent visés (à bon droit), et leur rêve devient une obsession: ils « cherchent à arrêter Jésus, mais ils eurent peur de la foule » (v. 12). Ensuite nouvelles attaques, voilées cette fois, de la part des pharisiens, des hérodiens, puis des sadducéens, tous azimuts: on commence par un compliment, mais ce n'est qu'un piège pour le faire parler. « Est-il permis, oui ou non, de payer l'impôt à l'empereur? » (v. 14) et comment ça se passera à la résurrection des morts pour la femme au sept maris successifs: de qui cette femme sera-t-elle l'épouse (v. 18-27)?


    C'est dans cet atmosphère pesante et empoisonnée que se situe l'épisode de l'évangile d'aujourd'hui. Voilà un homme bienveillant, enfin! « Un scribe qui avait entendu la discussion, et remarqué que Jésus avait bien répondu, s'avança... » Le pauvre Jésus peut enfin respirer un peu. Marc est le seul à souligner la bonne foi et les intentions bienveillantes de ce scribe, contrairement à Matthieu (22, 35) et Luc (10, 25). Il fait tout de même figure d'exception, ce scribe, mais il manifeste au moins que le judaïsme peut s'ouvrir à la nouveauté de Jésus, l'Amour incarné.


    Et nous, savons-nous conjuguer le verbe « aimer » comme Jésus? Parlons-nous le même langage? Avons-nous la même grammaire que Jésus, ou cette grammaire nous apparaît-elle comme bizarre? La question n'est pas seulement rhétorique. Avez-vous remarqué que dans sa réponse à la question: « Quel est le premier de tous les commandements? » Jésus répond: « Voici le premier ... Voici le second »? Et il ajoute: « Il n'y a pas de commandement (au singulier) plus grand que ceux-là (au pluriel) ». L'amour de Dieu et l'amour du prochain ne sont pas deux amours qui sont en concurrence ou en conflit. C'est un seul et même amour.


    Or, nous, nous séparons ce que Dieu a uni. Soit, comme les pharisiens nous prétextons l'amour de Dieu pour ne pas nous occuper du prochain. Nous faisons alors comme ces scribes et ces pharisiens qui prétextaient de leurs obligations religieuses pour ne pas venir au secours de leurs parents: « Et vous, vous dites : 'Supposons qu'un homme déclare à son père ou à sa mère : Les ressources qui m'auraient permis de t'aider sont corbane, c'est-à-dire offrande sacrée.' ... Et vous faites beaucoup de choses du même genre » (Mc 7, 11.13). Mais dans ce cas, dit Jésus, « vous rejetez bel et bien le commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes » (v. 8). Saint Vincent de Paul a une page mémorable à ce sujet...
 

    Soit nous prétextons l'amour du prochain pour nous débarrasser de Dieu. Dans les deux cas c'est une fuite qui montre que nous n'avons pas compris en quoi consiste l'amour dans son essence. Il n'y a qu'une charité, par laquelle nous aimons Dieu pour lui, et les autres et l'univers tout entier à cause de lui. Aimer Dieu pour Dieu, et aimer toutes choses à cause de Dieu: voilà la seule conjugaison correcte du verbe « aimer ». Pas moyen d'aimer Dieu si on n'aime pas son prochain, mais le chemin le plus court pour aimer le prochain, c'est le chemin qui passe par Dieu, par l'eucharistie, par la prière. Passer par Dieu n'est pas un détour, une perte de temps, bien au contraire!


    Madeleine Delbrêl (1904-1964) montre que c'est difficile d'aimer le prochain quand le prochain est quelqu'un qui veut détruire en vous les choses qui sont les plus chères. À Ivry, fief communiste, où elle a vécu pendant vingt-cinq ans, il y avait des gens qui attaquaient ce pourquoi elle aurait donné sa vie: l'Église, la messe, la confession. Alors comment les aimer? Impossible, sinon en Dieu, par la prière.

 
« Madeleine n'a jamais boudé l'action humaine, l'engagement temporel. Elle a participé à des campagnes retentissantes pour libérer des prisonniers politiques, et, parfois seule, elle a été jusqu'au bout. Elle a rédigé de multiples tracts, affiches, collaboré à l'aide aux grévistes, aux chômeurs. Et elle répondait avec autant d'énergie aux appels les plus inattendus. Elle connaît donc les joies, les peines d'une vie disponible, ouverte à tout vent. Elle a expérimenté les deux risques extrêmes : s'engloutir dans l'action, se décourager. Comment être chrétien, disciple de Jésus-Christ indissolublement uni à son Père et aux hommes ? Comment traduire dans notre vie quotidienne l'amour vivant et réciproque qui unit Dieu et les siens ? La réponse de Madeleine, inscrite dans d'innombrables pages et notes, ne varie jamais. C'est par une pratique fidèle de la prière. »                               (Jacques Loew)
 


    La tentation moderne, la plus actuelle, c'est bien celle-ci: « Faire le bien pour l'homme », mais pas pour Dieu (Ludwig Feuerbach, 1804-1872). Dans son oeuvre majeure, « L'Essence du christianisme » (1841), ce philosophe proclame la grandeur du christianisme, mais d'un christianisme athée, sans Dieu, qui ne voit en Jésus qu'un homme charitable qui a donné sa vie pour le prochain: « Le grand tournant de l'histoire sera le moment où l'homme prendra conscience que le seul Dieu de l'homme est l'homme lui-même. »



    Claudel dit quelque part que la tentation de l'homme moderne, ce n'est pas de faire le mal, c'est de vouloir se passer de Dieu pour faire le bien. Voilà jusqu'où va l'orgueil humain: vouloir montrer qu'on peut faire le bien sans Dieu, alors que Jésus a dit: « Moi, je suis la vigne, et vous, les sarments. Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là donne beaucoup de fruit, car, en dehors de moi, vous ne pouvez rien faire » (Jn 15, 5 ). Il y a là comme un défi athée: vous dites qu'il faut aimer Dieu pour aimer le prochain? Eh bien, nous allons vous montrer que pour faire le bien, on n'a pas besoin de Dieu. Mais sans le Créateur, la créature s'évanouit (cf. GS 36), et tôt ou tard, c'est le désespoir: « La créature ne peut pas se détourner de son Créateur sans se trouver sur des voies qui s'en vont vers la destruction, l'autodestruction » (Card. Ch. Journet). « Le grand acte de foi, c'est lorsque l'homme décide qu'il n'est pas Dieu » (O. W. Holmes). Le voilà, le grand tournant de l'histoire!



    Alors, vous voyez que la question du scribe n'est pas seulement une question académique qui serait très éloignée de nos préoccupations. C'est tout ce qu'il y a de plus concret et pratique. « Il suffit d'aimer », c'est le titre d'un livre sur Bernadette de Lourdes par Gilbert Cesbron (1960) et aussi d'un film basé sur ce récit, réalisé par Robert Darène (1961), titre repris ensuite par « Le Jour du Seigneur » à la télévision française pour un entretien avec Soeur Emmanuelle. Mais l'amour n'est pas un dédouanement de tout ce qu'il y a de difficile et d'humainement déconcertant, ni une absence de discernement, ni un alibi pour la lâcheté et la paresse. Un théologien américain avec qui j'ai fait mes études a écrit un livre sur la hiérarchie des vérités, une notion souvent mal comprise, comme si certaines vérités de la foi étaient négociables, ou moins vraies que les autres.



    Ce danger existe aussi en morale. Tout comme la Très Sainte Trinité est le mystère duquel tous les autres mystères découlent, et non pas le mystère devant lequel tous les autres disparaissent, ainsi l'amour est la vertu qui entraîne toutes les autres, et non pas la vertu qui remplace toutes les autres. Ce qui est important c'est de se rendre compte que tout se tient, en dogme comme en morale. La place de la Vierge Marie est subordonnée à la place de Jésus, mais si l'on met en doute la maternité divine de Marie, telle que définie au Concile d'Éphèse, c'est la divinité du Christ qui est remise en cause. Et si l'on remet en cause la divinité de Jésus, il n'y a plus de mystère de la Trinité. Dans le domaine de l'agir chrétien (la morale) il en va de même. S. François de Sales dit que l'amour est la reine; la foi et l'espérance sont des servantes. Mais sur cette terre, cette reine ne peut pas régner sans les servantes.

Écouter et aimer : la conjugaison de Jésus - Homélie 31° dimanche du Temps Ordinaire
Écouter et aimer : la conjugaison de Jésus - Homélie 31° dimanche du Temps Ordinaire
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