S. Jean nous montre, lui aussi, un Jésus qui fait scandale (de nouveau dans une synagogue), des hommes à qui il fait signe, et qui ne comprennent pas, qui posent d'abord des questions (ce n'est pas défendu), qui ensuite parlent entre eux (c'est déjà plus "discutable"), puis qui murmurent et enfin qui s'en vont en claquant la porte. Ces Juifs sont bien les fils de leurs pères. Cela n'avait pas empêché Dieu de mener son peuple jusqu'en Terre Promise. Cela n'empêchera pas non plus Jésus de poursuivre son oeuvre de révélation.
L'expérience de Moïse et de Jésus est devenue l'expérience de Jean après la Pentecôte. Son message s'est durement affronté aux milieux de pensée de son temps. Son évangile est resté voilé pour une communauté déchirée. D'où cette ironie de Jean, fruit de sa lucidité, ironie qui, à son tour, fait jaillir la lumière des ténèbres.
Son analyse du refus de croire est étrangement actuelle. Aujourd'hui il y a toujours les mêmes résistances, les mêmes incompréhensions, les mêmes refus de la lumière. En témoigne la multiplicité des interprétations discordantes, jusqu'aux Pères de l'Église qui n'arrivaient pas à se mettre d'accord. Quelle cacophonie stridente d'interprétations d'une oeuvre symphonique si admirable ! Et ne nous mettons pas au-dessus du lot. C'est en tremblant, et non sans une bonne dose d'audace que l'on entreprend de commenter l'évangile d'aujourd'hui. En écrivant ces lignes me vient à l'esprit la question des Apôtres lorsque Jésus leur annonce que l'un d'eux va le trahir : Serait-ce moi, Seigneur ?
Voyons cela de plus près dans le passage d'aujourd'hui. Mais avant tout, selon notre habitude situons ce passage dans son contexte.
Jésus a accompli un signe, celui des pains, sur la montagne. Ce signe n'a pas été compris. C'est un échec. Nous sommes maintenant à Capharnaüm (v. 24 : Les gens prirent des barques et se dirigèrent vers Capharnaüm à la recherche de Jésus ), à la synagogue (v. 59 : Voilà ce que Jésus a dit, dans son enseignement à la synagogue de Capharnaüm ). Cette dernière précision laisse entendre le caractère officiel du discours. Entre ce discours, dit "de révélation", dans la synagogue de Capharnaüm, et le récit du miracle sur la montagne, une journée s'est écoulée. Jésus a marché sur la mer, tandis que les disciples ramaient sur le lac houleux à cause du grand vent. Jésus y apparaît comme le nouveau Moïse (cf. traversée de la Mer Rouge).
Dans le passage de dimanche dernier Jésus révèle à ses auditeurs son origine divine. Pas moyen de ne pas le comprendre. C'est cette "prétention" qui provoque d'abord des discussions, puis des protestations, enfin l'hostilité. Ceux que l'évangéliste appelle les Juifs ne veulent pas croire en Jésus Fils de Dieu. Alors ils murmurent contre celui qui venait de marcher sur l'eau, comme leurs pères avaient murmuré contre Moïse qui les avait fait passer par le Mer Rouge à pied sec. De même que les pères murmuraient parce que la manne était une nourriture trop ordinaire et monotone, de même maintenant les fils, tout en se réclamant de la manne (comble d'ironie : en se réclamant de Moïse et de la manne, ils se condamnent eux-mêmes !), refusent Jésus, le vrai pain descendu du ciel, parce que, disent-ils, ils connaissent bien son père et sa mère (re-ironie). C'est parce que Dieu s'est fait proche d'eux qu'il est resté loin. C'est le scandale du Verbe fait chair qui, en révélant l'amour infini du Père, fait éclater du même coup au grand jour leur péché.
Cela fait penser aux soeurs du couvent de Nevers qui attendaient l'arrivée de Ste Bernadette, celle qui avait vu la Vierge à Lourdes. Ces braves soeurs s'étaient imaginées voir une diva. Quand Bernadette est descendue de la calèche, l'une dentre elles s'est écriée :
- Ce n'est que ça !
- Oui, ce n'est que ça !
Dieu lui aussi n'est "que ça", vu de l'extérieur : le fils de Joseph et de Marie.
Ce qui nous empêche de croire, ce n'est pas que Dieu soit trop haut. Ces jours-ci, nous avons pu voir des sportifs lors des Jeux Olympiques à Londres franchir allègrement la hauteur de deux mètres (pour les dames), de deux mètres trente (pour les hommes). Dieu placerait-il la barre trop haut pour nous, qui ne sommes pas des champions ? C'est vrai que Dieu est le "Très-Haut", mais le "Très-Haut" est descendu "très bas", tellement bas que nous passons sans le voir. Je pense ici à Thérèse de Lisieux (surnommée "la petite", par contraste avec Thérèse dAvila, "la grande"). Écoutons-là :
Sur la terre, on ne sait pas . Souvent, à mesure que les âmes montent, elles perdent l'estime de ceux qui les entourent. De même qu'un ballon s'élevant dans les airs semble de plus en plus petit, ainsi la sainteté la plus sublime est parfois méprisée.
Si les saints en font l'expérience, combien plus Jésus. C'est le mystère de la liberté humaine dont Dieu fait si grand cas. On dit souvent : "L'homme propose ; Dieu dispose." C'est vrai dans un sens. Mais il est vrai tout autant, sinon plus, que "Dieu propose, et l'homme dispose". Comble d'ironie, celui qui ne croit pas est encore capable d'accuser Dieu de ne pas lui permettre de croire. Certes, la foi est un don de Dieu. Mais Dieu donne à celui qui demande sincèrement. L'obstacle à la foi n'est pas du côté de Dieu qui ne la donnerait pas à certains. Il est du côté de l'homme. Pour accueillir le don de Dieu, il faut un coeur humble. Cest pourquoi Thérèse termine son observation en posant la question : Sachant cela, nous " ferions cas de la gloire qu'on reçoit les uns des autres" ?
Elle fait écho à la question que posait Jésus au chapitre 5 : Comment pourriez-vous croire, vous qui recevez votre gloire les uns des autres, et ne cherchez pas la gloire qui vient du Dieu unique ! Thérèse l'a compris : croire en Jésus, Pain de vie, c'est finalement s'exposer à être incompris et méprisé comme lui :
Notre unique désir est de ressembler à notre Adorable Maître que le monde n'a pas voulu reconnaître parce qu'il s'est anéanti.
Il était dans le monde, lui par qui le monde s'était fait, mais le monde ne l'a pas reconnu. Il est venu chez les siens, et les siens ne l'ont pas reçu (Jn 1, 10-11) Jésus dit : Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire vers moi. Il ne nous est pas demandé d'avoir vu le Père. Jésus sait bien : Certes, personne n'a jamais vu le Père, sinon celui qui vient de Dieu : celui-là seul a vu le Père. Nous devons tout simplement reconnaître que nous ne savons pas. C'est la condition pour apprendre. Celui qui pense tout savoir mieux que les autres, celui-là ne peut pas être instruit. Se faire "enseignable", c'est se faire petit. Ste Thérèse, en se référant explicitement ces paroles de Jésus, poursuit :
Qu'est-ce donc de demander d'être Attiré , sinon de s'unir d'une manière intime à l'objet qui captive le coeur ?
Pour s'unir à Dieu, pas besoin de "monter le rude escalier de la perfection" :
Cet ascenseur, elle va le chercher dans la Bible, et elle le trouve dans Is 66, 13.12 : Comme une mère caresse son enfant, ainsi je vous consolerai, je vous porterai sur mon sein et je vous balancerai sur mes genoux ! Thérèse s'écrie alors avec le Ps 70 :
Vous m'avez instruite dès ma jeunesse et jusqu'à présent j'ai annoncé vos merveilles, je continuerai de les publier dans l'âge le plus avancé.
Quelle différence avec ceux qui se trouvaient dans la synagogue de Capharnaüm ! Ils récriminaient contre Jésus. Jésus leur dit : Ne récriminez pas entre vous. Personne ne peut venir à moi, si le Père qui m'a envoyé ne l'attire vers moi. Puis il cite "les prophètes" : Ils seront tous instruits par Dieu lui-même. Ceux qui ont un coeur d'enfant sont instruits par Dieu. Ceux qui sont instruits par Dieu annoncent les merveilles de Dieu. Par contre, les orgueilleux, Dieu aura beau les instruire, ils ne comprendront rien. Et au lieu de chanter ses louanges, ils passent leur temps à récriminer contre lui.
Finalement, le pain qui est descendu du ciel , qu'est-ce que c'est ? Les uns disent : la Parole de Dieu ; d'autres : l'Eucharistie ; entre les deux, on trouve toute la gamme des couleurs de l'arc-en-ciel. Dans l'évangile de Jean, Jésus parle de trois nourritures : la volonté du Père, la Parole de Dieu, et l'Eucharistie. Ces trois nourritures sont liées entre elles si intimement qu'on ne peut les séparer. Ne séparez pas ce que Dieu a uni. Tout au plus peut-on distinguer dans le chapitre 6 de S. Jean des accents : dans la première partie on trouve souvent le verbe croire, et dans la deuxième partie le verbe manger. Mais tout cela est enveloppé par la présence du Père et de sa volonté. Cela ne nous ramène-t-il pas à la célébration eucharistique : d'abord la liturgie de la Parole ; ensuite la liturgie de l'eucharistie, pour qu'ayant repris goût à la vie, nous puissions reprendre notre mission de baptisé(e)s dans le monde ?