Aujourd’hui nous sommes en présence d’un grand mystère, un mystère qui dérange. Saint Jean nous dit dans l’Evangile de ce dimanche, que l’enseignement du Seigneur, cette longue instruction à propos de l’Eucharistie que nous avons méditée au cours des dimanches précédents, était si difficile, si choquante, que « beaucoup de ses disciples » refusaient tout simplement de l’accepter. Ils ont cessé de suivre Jésus et sont retournés vaquer à leurs occupations.
Imaginez la scène. Une grande foule de gens entoure notre Seigneur dans la synagogue de Capharnaüm. Beaucoup d’entre eux ont été témoins du signe des pains de la veille. Et pourtant, quand Jésus leur parle de l’Eucharistie, de son projet de se rendre réellement présent sous les apparences du pain et du vin pour que sa vie divine nous soit une nourriture, les gens lui tournent le dos. Les créatures tournent le dos au Créateur !
Nous ne pouvons pas imaginer la douleur que Jésus a ressentie à ce moment-là... Alors il regarde ses disciples les plus proches, les Douze, ceux qu’il avait choisis pour être les fondations de son Eglise. Il ne leur fournit pas une espèce d’explication diluée de l’Eucharistie pour les dissuader de partir, eux aussi. Il leur demande simplement :
« Voulez-vous partir, vous aussi ? »
C’est un temps de crise. Les Douze, pas plus que les autres, ne comprenaient rationnellement la doctrine mystérieuse de l’Eucharistie. Alors pourquoi ont-ils continué à suivre le Seigneur ? Parce qu’ils lui faisaient confiance, à Lui, à sa Personne. Ils faisaient confiance au Seigneur, davantage qu’à leur capacité forcément limitée de comprendre Dieu. C’était exactement ce qu’il fallait faire.
En faisant consciemment un acte de foi en pleine crise, au lieu de se fier à eux-mêmes, avec leur intelligence limitée, sujette aux erreurs, ils ont pu atteindre un niveau plus élevé dans leur maturité spirituelle. Saint Basile le Grand disait :
« Comme le pilote d’un navire est mis à l’épreuve dans la tempête, un lutteur dans l’arène, un soldat au champ de bataille, un héros dans l’adversité, ainsi le chrétien est éprouvé par la tentation. »
Dans la célèbre Frick Collection, la galerie d’art qui se trouve à la Fifth Avenue de New York, on peut admirer un petit chef-d’œuvre de mon compatriote, Jan van Eyck, qui illustre cela à merveille.
Au centre du tableau, devant un trône, la Vierge Marie, vêtue d’une robe magniifique, tient l’enfant Jésus dans ses bras. A genoux devant l’Enfant et sa Mère, dans une attitude d’imploration, se trouve représenté le moine chartreux qui a financé le tableau. Il intercède probablement pour le monastère dont il est le supérieur et où le tableau se trouvait à l’origine.
Dans la composition se trouvent également deux saints. A gauche est représentée sainte Barbara, une vierge martyre de l’antiquité, dont la dévotion était très répandue au Moyen Age. Pour décourager les hommes qui lui faisaient la cour, son père jaloux et colérique l’avait enfermé dans une tour. C’est là qu’elle apprend à connaître Jésus et qu’elle devient croyante. Elle avait fait insérer trois fenêtres au sommet de la tour en l’honneur de la Très Sainte Trinité. Ces trois fenêtres sont devenues l’un des symboles pour représenter la sainte dans l’art. Son père était furieux d’apprendre qu’elle était devenue chrétienne, et était allé jusqu’à la faire torturer pour la faire abdiquer de sa foi, mais en vain. Il ira alors jusqu’à la décapiter de ses propres mains, mourant peu de temps plus tard, terrassé par un coup d’éclair. Dans l’art chrétien, la palme, signe de victoire, symbolise le martyre. Dans ce tableau, sainte Barbara tend une palme à la Vierge et à l’Enfant.
De l’autre côté du tableau se trouve représentée sainte Elisabeth de Hongrie, une femme de la noblesse au Moyen Âge, devenue veuve très jeune. Elle était si belle qu’elle était convoitée par les princes et les rois. Même l’empereur cherchait à l’épouser à la mort de son mari. Mais elle déclinait toutes les propositions – même celle de l’empereur – car elle sentait que Dieu l’appelait à servir les pauvres. Elle a donc consacré le reste de sa courte vie comme tertiaire de l’Ordre franciscain, nourrissant, habillant et servant les pauvres et les nécessiteux du royaume de son défunt mari. Dans le tableau, elle tend à Marie et Jésus une couronne impériale incrustée de pierres précieuses, la couronne qui aurait pu être la sienne.
Telles que représentées dans le tableau, les deux saintes se joignent au moine pour implorer le Seigneur. Or, qu’est-ce qui donne du poids à leur prière ? Les symboles de leurs souffrances, ce à quoi elles ont renoncé par amour pour le Christ. La foi de sainte Barbara avait été éprouvée par le martyre, et celle d’Elisabeth par la proposition de l’Empereur. Et maintenant, au Ciel, ces épreuves sont leur plus grande gloire. Quand nous demeurons fermement attachés au Christ dans les difficultés, les tentations et les épreuves, nous aussi, nous grandissons en sainteté et en bonheur sur la terre, en accumulant des trésors pour l’éternité au Ciel. Les temps d’épreuve sont des temps de croissance spirituelle.
Quand la foi grandit dans le Coeur d’un chrétien, de nombreuses autres vertus se développent en même temps : la sagesse, l’humilité, l’espérance, la charité chrétienne. Si nous aussi, nous voulons grandir dans ces vertus, notre foi a besoin de devenir plus consciente, plus mûre. Comment pouvons-nous y arriver ? Pas autrement que saint Pierre et les autres apôtres. Ce moment de crise s’est déclaré alors qu’ils avaient vécu et voyagé avec Jésus pendant deux années. Pendant ce temps ils avaient appris à connaître Jésus personnellement. Le Seigneur n’était pas pour eux quelqu’un de distant, une abstraction. Il était un compagnon, un maître, un ami avec qui ils avaient une relation personnelle. Quand la crise est survenue, et que leur foi a été mise à l’épreuve, ils étaient près à répondre. Même s’ils ne comprenaient pas, ils croyaient que Jésus pouvait et voulait être leur guide.
Tôt ou tard, chaque catholique doit faire face à une crise de la foi, une situation dans laquelle sa foi est mise à l’épreuve, et où nous ne comprenons pas bien pourquoi Dieu fait ce qu’il fait ou demande ce qu’il demande. C’est l’occasion qui nous est offerte pour atteindre une plus grande maturité spirituelle, à condition d’avoir nourri notre foi par une fréquentation assidue de Jésus en personne, par une vie de prière personnelle et la participation aux sacrements. Si pour nous, la foi catholique se réduit à suivre une liste de lois et d’habitudes routinières, il nous sera beaucoup plus difficile de survivre et à dépasser ces moments d’épreuve. Bien sûr, Dieu ne nous abandonnera jamais, mais à moins d’avoir une vraie relation avec lui, c’est nous qui l’abandonnerons. Et c’est ce qui pourrait nous arriver de pire.
Durant cette Messe, notre Seigneur nous demande ce qu’il a demandé aux Douze: "Voulez-vous me quitter … comme tant d’autres l’ont fait?"
Non, nous ne voulons pas; nous croyons en Celui qui est mort pour nous; disons-le lui tout de suite et montrons-le lui tout au long de la semaine.