Fidèle à notre principe "ananas nature", souvenons-nous que nous sommes dans la "section des pains". Il ne nous échappera pas non plus qu'entre l'évangile de dimanche dernier et celui d'aujourd'hui, un passage a été "sauté".
Entre les deux, S. Marc relate la mort de Jean-Baptiste dans le cadre d'un repas de fête, organisé avec grand apparat par Hérode qui "aimait l'entendre" mais qui "quand il l'avait entendu était très embarrassé" (Mc 6, 20). C'est l'exemple type du "mauvais repas". La nourriture de ce festin est le fruit véreux de celui qui veut bien manger la Parole de Dieu, mais largement assaisonné des compromis avec le monde, en l'occurrence l'adultère. C'est la "mal bouffe" dans toute sa splendeur. Et, détail macabre, comme nul ne peut servir deux maîtres, Hérode finit par servir à sa concubine la tête de Jean "sur un plat". Bon appétit !
Une des clés de lecture de l'envoi en mission des Douze, comme nous l'avons vu, est la référence au repas pascal de l'exode avec Moïse comme berger, et au fait que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu.
Par contraste avec le repas d'Hérode, le retour des Douze (dans l'évangile d'aujourd'hui) est marqué par le fait qu'ils n'avaient "même pas le temps de manger". De manger quoi ? Jésus ne leur avait-il pas dit de ne pas emporter de pain pour la route (Mc 6, 8) ? "Les Apôtres se réunissent auprès de Jésus, et lui rapportent tout ce qu'ils avaient fait et enseigné". Si nous avions à choisir entre une invitation chez Hérode ou une invitation chez Jésus et les Douze, sachant ce qui est au menu dans les deux cas, quel serait notre choix? Ce n'est pas une question hypothétique. C'est un choix que nous avons à faire continuellement. Faisons-nous le bon choix?
En ce qui concerne le repas de Jésus et des Douze, on en est resté à l'apéritif. Il leur dit : "Venez à l'écart dans un endroit désert, et reposez-vous un peu." Jésus a pitié d'abord de ses envoyés. La mission n'a pas été de tout repos. Cette pitié de Jésus envers les Douze est-elle ensuite effacée par la pitié de Jésus envers les foules qui débarquent, comme la sympathie d'Hérode pour Jean le sera par la séduction de la fille d'Hérodiade? Les foules vont-elles jouer le rôle de "trouble-fête", et les Apôtres en feront-ils les frais?
Réponse : "Alors, il se mit à les instruire". Après l'apéritif, voilà le plat de résistance. S. Marc ne nous donne pas le détail du menu, mais nous en avons une idée plus qu'approximative, grâce à S. Jean (ch. 6). Mais il y a une précision que S. Marc n'omet pas de nous donner: "Alors, il se mit à les instruire longuement". Même S. François d'Assise semble l'avoir oublié, lui qui disait à ses disciples de tenir "de brefs discours, car le Seigneur a parlé brièvement sur la terre" (deuxième règle). Or Jésus se mit à les instruire, non pas brièvement, mais longuement!
Les Douze, qui ont faim et qui sont fatigués, n'ont rien perdu pour attendre. Au contraire, quelle aubaine! Grâce aux foules qui débarquent sans invitation, ils vont se régaler plus que prévu. La sagesse du monde dit: "Ventre affamé n'a pas d'oreille". Hérode nous montre que c'est le contraire qui est vrai et que c'est ventre repu qui n'a plus d'oreille. Pour bien entendre et goûter la Parole de Dieu, rien de tel qu'un bon jeûne! Jeûnons-nous tous les vendredis (sauf jours de fête et vendredis du Temps de Noël et du Temps Pascale) pour avoir plus d'appétit pour la Parole du dimanche? Dans ce cas, "(le Seigneur ton Dieu) t'a rendu humble, il t'a fait sentir la faim, il t'a donné la manne que ni toi ni tes pères n'aviez connue, pour te montrer que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais que l'homme vit de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur" (Dt 8, 3). Bref, l'appétit est la meilleure sauce.
"Alors, il se mit à les instruire longuement". Il me semble que cette parole de l'évangile nous donne pas mal à réfléchir. Nous vivons dans un société d'abondance, "de consommation", et nous avons si peu d'oreille pour la Parole. Comme me le disait quelqu'un: "Quand on écoute une homélie, au bout de quelques minutes, on commence à tousser". Nous avons des vacances, et nous en profitons pour écouter la Parole de Dieu ... encore moins que d'habitude. Les pauvres, qui n'ont jamais de vacances et qui ne savent même pas s'ils vont avoir à manger une bouchée de pain ou un bol de riz avant la fin de la journée, eux écoutent longuement celui qui les instruit longuement. Et quand, dans un élan de générosité exceptionnel, nous, les riches, nous organisons des convois humanitaires pour faire parvenir aux sinistrés des guerres et des catastrophes, des vivres dits "de première nécessité", les pauvres, comme cela a été le cas lors de la guerre aux Balkans, nous répondent: "Merci, mais envoyez nous des bibles!". C'est authentique. On avait oublié ça!
Et aujourd'hui, comme au temps de Jésus, la plus grande pauvreté, celle-là même qui a provoqué la pitié de Jésus, c'est "parce qu'ils étaient comme des brebis sans berger". Ce n'était pas le manque de pain, ni même le manque de bibles. C'était le manque de bergers. C'était la pauvreté pitoyable de l'eunuque éthiopien avec sa bible dans son char de luxe sur la route qui descend de Jérusalem à Gaza. Le Seigneur a eu pitié de lui et lui a envoyé le diacre Philippe, l'un des Sept, institué pourtant par les Douze "pour le service des repas" (Ac 6, 2). "Comprends-tu vraiment ce que tu lis? Comment pourrais-je comprendre s'il n'y a personne pour me guider?" (Ac 8, 30-31). Il n'était pas normal pour les Douze de délaisser "la parole de Dieu pour le service des repas". Mais l'un des Sept à qui les Douze avaient confié cette tâche est envoyé par "l'Ange du Seigneur" pour annoncer la Parole à un païen, en délaissant le service des repas.
Cette pauvreté-là, que faisons-nous pour y remédier ? "J'entendis alors la voix du Seigneur qui disait: Qui enverrai-je? qui sera notre messager?" Et j'ai répondu: "Moi, je serai ton messager: envoie-moi." (Is 6, 8). Chaque année, le dimanche du Bon Pasteur (4ème dimanche de Pâques), nous prions pour les vocations. Aujourd'hui, avons-nous déjà arrêté? Pourtant le Seigneur n'est dur ni d'oreille ni de coeur: "Je leur donnerai des pasteurs qui les conduiront; elles ne seront plus apeurées et accablées, et aucune ne sera perdue" (1e lecture). Alors qu'attendons-nous? Le Seigneur attend, lui, que nous lui demandions pour nous donner. Si nous ne demandons pas, c'est que nous n'en voulons pas, comme les Samaritains ne voulaient pas d'Amos: "Va-t-en d'ici", lui disaient-ils (cf. Am 7, 12-15)...
Le Seigneur nous invite aussi à prier avec insistance pour les "misérables bergers, qui laissent périr et se disperser les brebis" (1e lecture), au lieu de passer notre temps à les juger et à les critiquer.
"Il est vrai, écrit Chiara Lubich, la fondatrice des Foccolare (à l'origine des groupes de partage de la Parole de Dieu pendant la guerre), que certains hommes dans l'histoire n'ont pas dignement rempli leur mission et ont même trahi l'Évangile, plus épris qu'ils furent de l'honneur dont ils se sentaient revêtus que du poids de leur responsabilité, envisageant leur fonction plus comme un pouvoir que comme un service. Mais ne sommes-nous pas tous pécheurs? Ne devons-nous pas avant tout nous juger nous-mêmes? Si nous réfléchissons à cela nous verrons les apôtres et à leur suite les évêques avec davantage de sérénité en comprenant que leur seule vocation est d'être le Christ. La plus grande partie des ministres que Dieu s'est choisi en vingt siècles a certainement tendu vers ce modèle. Si certains d'entre eux ont dévié de ce chemin, rappelons-nous que le Christ, sur cette terre, n'a pu éviter la trahison de Judas. Chaque homme a été créé libre."
Quant à ceux qui pensent pouvoir écouter la voix du Seigneur dans leur coeur sans avoir besoin du ministère de l'Église (les partisans de la Scriptura sola), ils sont dignes de pitié eux aussi, car ils sont victimes du complexe anti-bergers. Ils se croient déjà au ciel, déjà arrivés à la sainteté parfaite. Rien de plus périlleux! Certes ce qui distingue l'économie chrétienne de l'économie juive, c'est que Dieu ne parle plus seulement de l'extérieur :
"Dieu parle aussi de l'intérieur ; (mais) cette parole intérieure doit avoir sa garantie et sa norme dans la parole extérieure, dans le magistère ecclésiastique" (D. Barsotti).
Ne serait-ce pas la condition pour une véritable paix, non pas celle du monde, mais celle de Jésus?
Il fut saisi de compassion envers eux, parce qu’ils étaient comme des brebis sans berger. Alors, il se mit à les enseigner longuement.