Le récit de la Passion nous est bien connu. Enfin, c'est ce que nous pensons. Mais cette connaissance est en réalité souvent très approximative. Nous connaissons à peu près l'enchaînement des évènements, et notre imagination se nourrit de certaines images toutes faites - comme une sorte de cinéma personnel, dans lequel nous faisons un amalgame des quatre récits, et dont nous extrayons comme un "reportage" des évènements de la Semaine Sainte.
Or il s'agit de bien autre chose. Nous avons tort de minimiser, de gommer même, les accents divers, spécifiques et très riches, de chacun des évangélistes. Voilà pourquoi il n'est pas superflu de reprendre le récit de saint Marc avec des yeux neufs, pour en dégager le mieux possible ce que l'auteur veut nous dire avec insistance.
Parmi les quatre récits de la Passion, celui de Marc est le plus triste et le plus bouleversant. Il n'a pas peur de nous heurter : le choc des faits présentés est rude, les paradoxes nettement marqués, si bien que nous en restons souvent à une impression déconcertante (A. Vanhoye). Cependant, pour Marc, cela ne fait aucun doute : si Jésus le Christ s'est engagé librement et volontairement sur le chemin de la Passion, c'est parce qu'il correspond à un dessein de Dieu bien précis, que les Écritures annoncent. Cela est exprimé de bien des manières, tout au long de l'évangile et du récit de la Passion.
En relisant la Passion, il ne nous faut donc jamais perdre de vue cette vison théologique des choses : c'est bien l'oeuvre du salut de Dieu qui s'accomplit dans les évènements realités ; dessein divin incompris des hommes, comme Pierre en a fait l'expérience répétée ; destin évidemment douloureux (l'agonie de Jésus, les scènes d'outrages...), mais c'est l'oeuvre du Serviteur de Dieu, du Fils de l'homme souffrant, qui va jusqu'au bout de sa mission.
L'on a pu dire, non sans un peu d'exagération, que l'Évangile de Marc est en quelque sorte comme "une histoire de la Passion avec une longue introduction" (M. Kähler). Et, c'est vrai, l'ensemble de l'Évangile, surtout la deuxième partie (depuis la confession de foi de Pierre à Césarée) est présenté comme une longue montée à Jérusalem, où le Fils de l'homme va souffrir. Aux chapitres 14 et 15, que nous venons d'entendre, le récit nous conduit avec beaucoup de vivacité, et sans nous laisser le moindre répit, de Gethsémani au Sanhédrin, du Sanhédrin au Prétoire, du Prétoire au Golgotha.
Quelques versets de transition indiquent nettement les mouvements. Dans les mystères que les Exercices Spirituels proposent de contempler durant la troisième semaine, saint Ignace de Loyola est très sensible à ces mouvements du récit de la Passion :
- les mystères accomplis depuis la Cène jusqu'au jardin inclusivement ;
- les mystères accomplis depuis le jardin jusqu'à la maison d'Anne inclusivement ;
- les mystères accomplis depuis la maison d'Anne jusqu'à la maison de Caïphe inclusivement ;
- les mystères accomplis depuis la maison de Caïphe jusqu'à celle de Pilate ;
- les mystères accomplis depuis la maison de Pilate jusqu'à celle d'Hérode ;
- les mystères accomplis depuis la maison d'Hérode jusqu'à celle de Pilate ;
- les mystères accomplis depuis la maison de Pilate jusqu'à la croix inclusivement ;
- les mystères accomplis sur la croix ;
- les mystères depuis la croix jusqu'au sépulcre inclusivement.
Dans chacun de ces tableaux, "les divers personnages entrent en rapport direct avec Jésus, chacun vivant le mystère de son propre appel et de sa prise de position personnelle envers le Royaume" (Martini). Comme dans un chemin de croix, on peut alors retenir quatorze tableaux : 1. Jésus et Judas, 2. Jésus et les gardes, 3. Jésus et le Sanhédrin, 4. Jésus et Pierre, 5. Jésus et Pilate, 6. Jésus et Barabbas avec la foule, 7. Jésus et les soldats, 8. Jésus et Simon de Cyrène, 9. Jésus et les crucifiés, 10. Jésus et ceux qui le tournent en dérision, 11. Jésus et le Père, 12. Jésus et le centurion, 13. Jésus et les femmes au pied de la croix, 14. Jésus et ses amis.
Comme on peut le voir facilement, c'est Jésus qui occupe chaque fois le centre de ces tableaux, plus précisément, Jésus "livré à la mort". Effectivement, le récit de Marc met bien en valeur que Jésus est sans cesse livré au sens fort et précis du terme : dix fois le même verbe revient ici, comme il revient aussi au 4e chant du Serviteur souffrant dans le Second Isaïe : 'Le Seigneur l'a livré.... il a été livré à la mort'' (Is 53, 6.12bis)... Ainsi,
- Judas cherche à livrer Jésus aux grands-prêtres ;
- Jésus lui-même annonce : "L'un de vous me livrera" ;
- Puis encore : "Le Fils de l'homme est livré aux mains des pécheurs" ;
- Les grands-prêtres livrent Jésus à Pilate ;
- Pilate enfin livre Jésus afin qu'il soit crucifié.
Voilà donc un thème important qui se dégage : vraiment Jésus est "livré à la mort" pour la multitude, comme saint Marc le répète (10, 45 ; 14, 24).
De cette multitude se dégagent deux groupes ou ensembles : les juifs et les païens :
"La Passion de Jésus Christ Notre-Seigneur est vue successivement par le milieu juif, de nuit, à l'heure de l'accomplissement des Écritures, c'est-à-dire au moment où le Fils de l'homme vient dans la Souffrance, et ensuite par le monde, aux yeux de tous, au grand jour, celui de la manifestation du Roi des Juifs mourant en Croix sur une colline près de Jérusalem" (Mourlon Beernaert), dans l'attente d'un autre matin qui se prépare, l'aube de la Résurrection et du tombeau ouvert.
Il faut aller jusqu'à dire que l'ensemble du récit nous apporte la vraie révélation de Jésus, le Christ (question du Grand-Prêtre), le Fils de l'Homme (affirmation de Jésus devant le Sanhédrin, le Fils de Dieu (affirmation du centurion au pied de la croix). C'est vrai très particulièrement pour Marc : c'est des plus noires ténèbres que jaillit finalement la lumière.