" Cherche de toute urgence saints théologiens-pasteurs " : on n’a pas encore vu paraître cette annonce dans aucun journal. Dommage ! Parmi les chrétiens il existe quantité de dévotions aux saints : de S. Nicolas à Ste Thérèse de Lisieux, en passant par S. Antoine, S. Expédit et Ste Rita. Il y a tout une gamme de spiritualités : bénédictine, franciscaine, dominicaine, jésuite… Les saints ont aussi leur " spécialité " : on invoque S. Antoine pour les objets perdus, Ste Rita pour les causes désespérées. S. François de Sales est patron des journalistes, S. Thomas More veille sur les hommes politiques. Il y en a pour tous les goûts, toutes les sensibilités et toutes les situations. Ces dévotions se manifestent dans des processions, des pèlerinages, dans le culte des reliques, le port de médailles et de scapulaires et même dans les danses religieuses. C’est bien ! À condition que ces dévotions ne soient pas interdites par l’Église, qu’elles restent à leur juste place, et qu’on ne leur donne pas une importance exagérée. Pour cela, elles ont besoin d’être réglées, harmonisées avec la liturgie (qu’eles ne remplacent pas) et, le cas échéant, d’être purifiées et rectifiées. C’est un des devoirs des prêtres.
Les prêtres (et aussi les catéchistes) auraient tort de les mépriser et de les décourager pour la simple raison qu’eux-mêmes n’éprouveraient aucun penchant pour ce genre de pratiques religieuses. Ils ont, au contraire, le devoir de favoriser la religiosité populaire, qui est une " véritable sagesse ", une sorte d’ " instinct évangélique " qui est souvent un antidote pour une religion trop cérébrale et desséchée (cf. CEC 1674-1676, 2683-2688).
Par ailleurs, il peut arriver que les personnes elles-mêmes, au cours de leur vie, changent de dévotions, ou que ces dévotions prennent moins de place dans leur vie de foi. C’est tout à fait normal. Elles peuvent varier aussi dans l’espace et le temps, selon les pays ou les époques.
Toutes ces dévotions sont à distinguer de la dévotion à la Vierge Marie. La dévotion à Marie fait partie intégrante du culte chrétien. : " Désormais tous les âges me diront bienheureuse " (Lc 1, 48). Elle s’adresse à l’ensemble des chrétiens ; ce n’est plus seulement une question de goût ou de sensibilité. Encore faut-il que la dévotion mariale soit fondée de plus ne plus sur le roc de la Parole de Dieu. Depuis Vatican II, beaucoup a été fait dans ce sens (cf. Paul VI, Marialis cultus). Il faut continuer le travail. Pourtant, " ce culte (…) bien que présentant un caractère absolument unique ; (…) n’en est pas moins essentiellement différent du culte d’adoration qui est rendu au Verbe incarné ainsi qu’au Père et à l’Esprit Saint ; il est éminemment apte à le servir. " (LG 66) Cela veut dire entre autres que la qualité de notre dévotion à la Vierge Marie, et aussi aux autres saints, devra se mesurer à la qualité de notre dévotion au Sacré-Cœur et au Saint-Sacrement, par exemple, dont nous allons célébrer bientôt les solennités.
Aujourd’hui, nous célébrons d’abord la Très Sainte Trinité. Avons-nous la dévotion à la Très Sainte Trinité ? Est-ce que cette dévotion est pour nous " essentiellement différente " de celle que nous avons pour la Vierge Marie et pour les autres saints ? Dans quelle mesure la célébration du Grand Jubilé de l’an 2000 a-t-elle été pour nous l’occasion d’un " renouveau trinitaire " réel et durable ? Voilà des questions que chacun devrait se poser aujourd’hui. À chacun aussi d’y répondre. Mais il me semble que, dans l’ensemble, l’on est encore loin du compte. La Sainte Trinité se réduit toujours pour beaucoup à la quadrature du cercle, à une énigme qu’il ne vaut même pas la peine de chercher à résoudre, une abstraction qui ne nous intéresse que de très loin. C’est surtout en cela que, pour beaucoup, le culte de la Très Sainte Trinité est " essentiellement différent " de la dévotion aux saints, beaucoup plus proches de nous, nous semble-t-il.
Pourtant, nous n’avons pas été baptisés dans une abstraction. Nous n’avons pas non plus été baptisés au nom de Ste Rita ou de S. Antoine, ou de Pierre et de Paul, même si nous avons reçu l’un de ces prénoms-là à notre baptême. C’est tellement grave de penser cela, que S. Paul rendait grâce à Dieu de n’avoir baptisé personne parmi les chrétiens de Corinthe (à quelques exceptions près) " de sorte que nul ne peut dire, leur écrit-il, que vous avez été baptisés en mon nom " (1 Co 1, 15). Dans l’évangile de S. Matthieu, les paroles de Jésus sont claires : " Baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit " . Par le baptême nous avons été plongés, immergés dans la Trinité. Les hommes avaient été créés " à l’image et à la ressemblance " de la Trinité. Cette image a été abîmée, mais non détruite, par le péché. Elle est restaurée par le baptême. Et notre profession de foi (baptismale avant d’être eucharistique) est trinitaire.
Comment se fait-il alors que ce mystère, qui est notre milieu vital, nous paraît si lointain ? Serait-ce une question de Q.I. ? S. Thomas d’Aquin ne disait-il pas qu’une simple ménagère pourrait avoir de la Sainte Trinité une plus haute intelligence que lui ? Soyons honnêtes : c’est parce que nous avons trop de péchés que nous ne vivons pas dans l’inimité trinitaire. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas assez de matière grise. S. Paul écrit que " personne ne connaît ce qu'il y a en Dieu, sinon l'Esprit de Dieu " (1 Co 2, 11), mais aussi que " c'est à nous que Dieu, par l'Esprit, a révélé cette sagesse. Car l'Esprit voit le fond de toutes choses, et même les profondeurs de Dieu. " (v. 10) Il n’y a qu’une seule manière de connaître le mystère de la Trinité : c’est par la Révélation, en accueillant la lumière surnaturelle de l’Esprit de Dieu. L’intelligence humaine, laissée à elle-même, est incapable de l’atteindre. Des philosophes sont bien arrivés par leur intelligence à la certitude de l’existence de Dieu. Ils n’ont jamais pu imaginer que ce Dieu est Trinité. Un enfant qui ne sait même pas lire ni écrire, mais qui a reçu l’Esprit Saint, peut avoir de la Trinité une intelligence plus haute que le plus grand des philosophes qui n’a " que ses forces d’homme " (v. 14).
C’est donc une question de sainteté. Seuls les saints peuvent connaître intimement Celui qui est " la source de toute sainteté " (P.E. II). Donc, pour connaître la Trinité, nous devons nous mettre à l’école des saints, de la " théologie des saints ". Et le plus beau fruit que l’on puisse espérer de la vraie dévotion aux saints, et spécialement de la dévotion à la Vierge Marie, ce n’est pas de retrouver un objet perdu, ni même de trouver une issue dans une cause désespérée ; c’est de connaître Celui qui est la source de leur sainteté : " Parmi les dons de Dieu, vous cherchez à obtenir ce qu'il y a de meilleur. " (1 Co 12, 31) Et ce qu’il y a de meilleur, dit S. Paul, c’est l’amour. Or, dire : " Dieu est Trinité " revient à dire : " Dieu est amour " (1 Jn 4, 8.16).
Seulement, entre les deux affirmations, il y a quand même une différence. L’affirmation " Dieu est amour " se trouve dans la Bible. Tandis que l’affirmation " Dieu est Trinité " non. Elle est le fruit d’une réflexion sur la Bible. Car si l’intelligence humaine ne peut pas découvrir le mystère de la Trinité par elle-même, elle n’est tout de même pas mise " hors-jeu. " Ne pas s’en servir pour comprendre la révélation de Dieu ne rend pas gloire à Dieu. Les dons que Dieu a fait aux hommes, " ce sont d'abord les Apôtres, puis les prophètes et les missionnaires de l'Évangile, et aussi les pasteurs et ceux qui enseignent. " (Ep 4, 11)
Des enseignants qui soient en même temps des saints, voilà ce dont nous avons aujourd’hui un besoin urgent ! L’un des plus grands théologiens du 20ème siècle, le Cardinal von Balthasar, en pesant ses mots, a écrit :
En effet, quand on regarde les treize premiers siècles de l’histoire de l’Église, on est frappé par le fait que les grands théologiens, de S. Irénée à S. Thomas d’Aquin et S. Bonaventure, étaient aussi de grands saints. Et quand on regarde les premiers siècles, de S. Irénée à S. Isidore, ces saints docteurs étaient aussi des pasteurs, évêques ou même papes. Et quoi de plus normal, puisque, dans la Révélation chrétienne, toute vérité est appelée à s’incarner dans une action. Pour posséder la vérité, et donc pour l’enseigner, il faut " marcher dans la vérité " (2 Jn 1, 4).
Par la suite, il y a bien sûr encore des saints qui ont été proclamés " docteurs de l’Église ", comme S. Jean de la Croix et Ste Thérèse d’Avila et Ste Catherine de Sienne… jusqu’à récemment encore Ste Thérèse de Lisieux. Mais chez eux, la " dogmatique " passe à l’arrière-plan. Par ailleurs, la spiritualité n’existe plus guère pour la dogmatique moderne, et les théologiens, qui citeront abondamment les Pères de l’Église, ne feront que rarement allusion aux docteurs plus récents. (Remarquons pourtant que le CEC innove ici d’une manière significative…).
Ce divorce entre théologie et sainteté, entre théologie et spiritualité, est peut-être le plus grand drame de toute l’histoire de l’Église, celui qui a été le plus dommageable, et le moins remarqué. Cela est vrai bien sûr en premier lieu pour la compréhension du mystère que nous célébrons aujourd’hui.
Que cela ne nous empêche pas d’honorer le Père, le Fils et le Saint Esprit de tout notre cœur, spécialement par l’Eucharistie, le sacrement de l’Amour, tout entier trinitaire, jusque dans son expression liturgique : de la salutation du début jusqu’à la bénédiction de la fin. Inversement, la Trinité célèbre une eucharistie éternelle, le Père se donnant totalement au Fils et réciproquement, dans un même Esprit d’Amour.
Mais prions aussi pour que la Trinité accorde à l’Église du troisième millénaire de retrouver cette unité originelle, si belle et si féconde, entre la théologie et la sainteté. Le 28 août, chaque année, l’Église nous invite à demander au Seigneur de renouveler dans son Église l’Esprit dont il a comblé S. Augustin. Alors, n’ayons pas peur de prier :
Et rendons grâce à Dieu, car n’avons-nous pas déjà commencé à être exaucé en la personne de Jean-Paul II et de Benoît XVI (avons-nous lu et médité ses encycliques) ? Ne soyons pas trop timides pour prier Celui qui nous exauce au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir, et qui est prêt, peut-être, à susciter des saints encore plus grands que ceux des premiers siècles, que S. Jean et S. Paul même.