C'est donc ce grand Dieu que seul l'âme doit adorer sans distinction et sans confusion. En effet tout ce que l'âme adore comme étant Dieu elle doit nécessairement le considérer comme étant supérieur à elle-même. Or ni la terre, ni les mers, ni les astres, ni le soleil, ni la lune, ni rien de ce que nous pouvons toucher, ou voir de nos yeux, ni même le ciel où ne peuvent s'élever nos regards ne doivent être estimés au-dessus de la nature de l'âme. Que dis-je ? la raison démontre avec certitude que tout cela est bien inférieur à une âme quelle qu'elle soit; pourvu néanmoins que par amour de la vérité on la suive avec une inébranlable constance et une fidélité à toute épreuve, quand elle mène à travers des chemins inaccoutumés et par conséquent ardus.
78. Outre ces créatures qui tombent sous nos sens, qui occupent un espace quelconque et sur lesquelles l'emporte sans contredit l'âme humaine, nous venons de le rappeler, s'il est autre chose dans l'univers créé par Dieu, c'est au-dessous de l'âme ou égal à elle; au-dessous, comme l'âme de la bête; égal, comme celle de l'ange. Mais il n'est rien au-dessus, et s'il y avait quelque chose, ce serait l'oeuvre du péché, non de la nature. Le péché cependant ne détériore pas l'âme jusqu'à la mettre au-dessous ni même au niveau de l'âme de la bête.
Elle ne doit donc adorer que Dieu, parce que seul il est son auteur. Quant aux hommes, si sages et si parfaits qu'ils soient, ou plutôt quant aux autres âmes raisonnables et déjà bienheureuses, il faut seulement les aimer, les imiter et avoir pour elles la déférence qui convient à leur mérite et à leur rang. Il est dit en effet : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui (1). » Si nos parents sont dans l'erreur ou dans la peine, sachons qu'il faut leur porter secours autant qu'on le peut et qu'il est commandé; mais nous devons comprendre en faisant ainsi le bien, que nous sommes les instruments de Dieu. Ne nous laissons pas séduire non plus par l'amour de la vaine gloire et ne nous attribuons rien en propre, ce qui suffirait pour nous précipiter de bien haut et nous plonger dans l'abîme. Ne haïssons pas les hommes tyrannisés par les vices, mais les vices mêmes; non pas les pécheurs, mais leurs péchés. Car nous devons désirer qu'on prête à tous une main secourable, même à ceux qui nous ont blessés, à ceux qui veulent nous nuire par eux-mêmes ou par d'autres.
Telle est la religion vraie, parfaite, unique, au moyen de laquelle doit se réconcilier avec Dieu l'âme qui possède la grandeur dont nous nous occupons , et par laquelle elle se rend cligne de la liberté ? Dieu en effet nous délivre de tout ce qui peut nous rendre esclaves; rien n'est plus avantageux que de lui être soumis, la parfaite et unique liberté consiste à lui plaire en le servant.
Mais je m'aperçois que j'ai presque franchi les bornes que je m'étais fixées et que depuis longtemps j'ai dit beaucoup de choses sans te questionner. Je ne m'en repens pas néanmoins; car ces vérités sont répandues dans les nombreuses Ecritures de l'Eglise. Il semble avantageux de les avoir réunies comme nous l'avons fait ; on ne peut toutefois les comprendre pleinement avant que parvenu au quatrième de ces sept degrés, courageux et fidèle à la piété, occupé d'acquérir la santé et la force nécessaires pour les comprendre, on ne les examine toutes en détail avec toute l'attention et toute la pénétration possibles. Il y a effectivement dans chacun de ces degrés, une beauté distincte et particulière; et nous ferions mieux de les nommer des actes.
1. Deut VI, 13. Matth. IV, 10.
Saint Augustin, De la grandeur de l'âme, ch. XXXIV
Traduit par M. l’abbé MORISOT.
(Oeuvres complètes de Saint Augustin, Bar-Le-Duc, 1863, Tome III.)
(Edition numérique: www.abbaye-saint-benoit.ch)