par Sandro Magister
Parmi les nouveautés de "L'Osservatore Romano", désormais dirigé par le professeur Giovanni Maria Vian, il en est une qui concerne un intellectuel d’une importance exceptionnelle dans la culture catholique du XXe siècle: le Suisse Romano Amerio, mort à Lugano en 1997 à 92 ans.
En 1985, lorsqu’Amerio a publié son chef-d’œuvre "Iota unum. Studio delle variazioni della Chiesa cattolica nel secolo XX", le journal du Saint-Siège a refusé de publier la critique du livre qui avait été demandée à celui qui était alors préfet de la Bibliothèque Ambrosienne, Mgr Angelo Paredi. La critique avait été jugée trop favorable et depuis, "L'Osservatore" a décidé de ne pas en parler. C’est ainsi que les autorités du Vatican elles aussi se sont jointes à ceux qui ont fait tomber un silence intolérant sur ce livre et son auteur.
Aujourd’hui, "L'Osservatore Romano" a pris la décision inverse. Il a décidé non pas de garder le silence à propos d’Amerio, mais d’en parler. En bien.
L’occasion: un congrès sur Amerio organisé à Ancône, centre de l’Italie, par le Centro Studi Oriente Occidente, dix ans après la mort du grand penseur suisse.
La question de fond que pose Amerio dans "Iota unum" – et dans sa suite posthume "Stat Veritas" sortie en 1997 – est la suivante:
Tout le problème concernant l’état actuel de l’Église peut se résumer ainsi: l’essence du catholicisme est-elle préservée? Les variations introduites le font-ils perdurer dans des circonstances variables ou bien le transforment-elles en quelque chose d’autre? [...] Notre livre tout entier est un recueil de preuves de cette transformation.
Amerio a été mis au ban comme emblème de la "réaction anti-conciliaire". Mais en réalité la question qu’il a posée avec une rigueur à la fois philologique et philosophique, avec une rare liberté d’esprit et en même temps avec une obéissance totale à l’Église est une question que l’on ne peut ni emprisonner ni mettre de côté.
Le point de non-retour a été le discours de Benoît XVI à la curie, le 22 décembre 2005, centré justement sur la juste interprétation des "variations" de l’Église avant et après le Concile Vatican II.
Après ce discours capital, il aurait été impardonnable de continuer à ne pas parler d’Amerio. Le premier signe que le philosophe suisse était à nouveau admis à l’"agora" publique de l’Église remonte à avril 2007. Il s’agissait d’une critique positive, par "La Civiltà Cattolica" – la revue des jésuites de Rome imprimée après révision préalable des autorités du Vatican – d’un livre de son disciple Enrico Maria Radaelli: "Romano Amerio. Della verità e dell'amore".
Mais aujourd’hui, c’est "L'Osservatore Romano" qui rompt le silence de manière définitive. Le samedi 10 novembre 2007, le journal du pape a non seulement ouvert ses colonnes au congrès d’Ancône, mais il a aussi publié les conclusions de l’un des relateur et admirateurs d’Amerio, l’archevêque Agostino Marchetto, intitulées: "Per una corretta interpretazione del Concilio Vaticano II [Pour une interprétation correcte du Concile Vatican II]".
Ce n’est pas tout. Dans un commentaire signé par Raffaele Alessandrini, "L'Osservatore Romano" a apprécié chez Amerio sa critique prévoyante du "processus de sécularisation qui est aussi en cours au sein du monde chrétien" et des "risques du relativisme envahissant". Une critique menée au nom de la "primauté de la vérité sur l’amour", l’un des fondements de la pensée d’Amerio, dont le renversement – écrit Alessandrini – s’avère de plus en plus une "douce tromperie", une confusion qui met toutes les religions au même niveau. Pire, "une attaque contre le Christ, Verbe de Dieu fait homme, le Logos". En bref, "seule la vérité rend libre et non l’inverse". Même un catholique éloigné de la pensée d’Amerio comme le père Lorenzo Milani – écrit encore Alessandrini – partageait avec lui la "primauté de la vérité sur l’amour". Il avait compris que la fidélité de l’Eglise à son essence originelle se fonde sur cet "ordre".
Au congrès d’Ancône, plusieurs chercheurs ont parlé d’Amerio sous différents angles. Son disciple Enrico Maria Radaelli, en charge de ses œuvres, les philosophes métaphysiciens Matteo D’Amico et Dario Sacchi, de l’Université catholique de Milan, Mgr Antonio Livi, de l’Université pontificale du Latran, Pietro De Marco, de l’Université de Florence, le père Pietro Cantoni, ex-membre de la Fraternité saint Pie X et enseignant dans le "Studium" théologique des diocèses de Toscane.
Le seul qui n’ait jamais mentionné Amerio au cours de son intervention a été l’archevêque Agostino Marchetto. Après avoir passé 30 ans dans la diplomatie pontificale, Mgr Marchetto est aujourd’hui secrétaire du conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement. En tant qu’historien de l’Eglise, Mgr Marchetto est pourtant l’auteur de nombreux comptes rendus d’ouvrages où il critique vertement l’exaltation du Concile Vatican II comme "rupture et nouveau début" encouragée par l’"école de Bologne", fondée par le père Giuseppe Dossetti et Giuseppe Alberigo. Une exaltation aux antipodes des analyses d’Amerio sur l’Église catholique au XXe siècle.
Le texte intégral de l’intervention de Mgr Marchetto à Ancône est reproduit ci-dessous. Elle vise essentiellement à démolir l’interprétation d’Alberigo et de ses disciples.
Mais la polémique ne s’arrêtera pas là. Dans le prochain numéro de "Cristianesimo nella storia", leur revue officielle, les chercheurs de l’"école de Bologne" défendront à nouveau leur interprétation du Concile Vatican II.
Joseph A. Komonchak et Alberto Melloni ont fait comprendre à demi-mot qu’ils vont tenter de mettre Benoît XVI de leur côté. Et de rappeler qu’il a promis qu’il laisserait "sa documentation conciliaire à l’institut de Bologne".
En revanche, Mgr Marchetto et le cardinal Camillo Ruini vont faire de leur part l’objet de nouvelles critiques. L’"école de Bologne" ne pardonne pas au second d’avoir approuvé en public les critiques du premier à la "Storia del Vaticano II" dirigée par Alberigo. Au point de déclarer:
L’interprétation du Concile comme rupture et nouveau début est en train de disparaître. C’est aujourd’hui une interprétation très faible et dépourvue de réel soutien au sein de l’Eglise. Il est temps que l’historiographie produise une nouvelle reconstruction de Vatican II qui soit aussi, finalement, une histoire de vérité.
Romano Amerio a consacré toute sa vie de chercheur et de catholique à la suprématie de cette vérité.