1. À partir de la négation de la Providence
La première catégorie renferme les opinions qui nient ou diminuent l'action de la Providence dans les réalités du monde selon qu'elles sont sujettes au hasard ou à la contingence. Il y a ceux qui estiment que les affaires humaines ne sont pas soumises à la Providence divine et qu'il est donc parfaitement vain de prier Dieu. C'est le cas, selon la Prima Pars, qu. 22, a. 2, de Démocrite et des épicuriens qui niaient totalement la Providence, car le monde était pour eux l'oeuvre du hasard. Cette opinion, que nous retrouvons aujourd'hui parmi certains scientifiques, implique aussi la négation pratique de l'existence de Dieu.
On peut y ajouter une position mitigée : certains auteurs, au Moyen Âge, estimaient que seules les réalités incorruptibles (esprits et corps célestes) étaient soumises à la Providence, tandis que les réalités corruptibles ne l'étaient pas individuellement, mais seulement au niveau de l'espèce. Le théologien juif Maïmonide faisait cependant une exception pour l'homme à cause de la splendeur de l'intelligence auquel il participe. En conséquence, nous pourrions prier pour de grandes causes qui concernent l'humanité, mais non pas pour des biens individuels ou passagers, la Providence ne s'occupant pas des choses contingentes.
Dans la Prima Pars, qu. 22, a. 2, saint Thomas explique que ceux qui niaient que la Providence s'occupât des réalités corruptibles y étaient conduits par la considération du hasard, du caractère fortuit de beaucoup d'évènements, selon l'opinion commune ; ou encore en raison du mal qui s'y rencontre et qu'on ne peut attribuer, semble-t-il, à la Providence sans nier la toute-puissance divine (ad 2).
2. À partir de la nécessité des choses
La seconde catégorie renferme les opinions qui estiment que les affaires humaines sont soumises à la nécessité, comme toute chose dans le monde. Cette nécessité peut provenir de trois causes :
a) Nécessité de la Providence divine elle-même parce qu'elle est immuable en ses desseins. Cette question est étudiée dans la Prima Pars, qu. 22, a. 4, concernant la Providence divine, où saint Thomas se demande si la Providence impose une nécessité aux êtres qu'elle régit, et où il répond que la Providence meut les êtres suivant leur nature, de façon contingente et libre s'ils sont doués de liberté, de façon nécessaire s'ils en sont dépourvus. La question revient à propos de la prédestination avec celle de l'utilité de la prière des saints pour la réalisation (Prima Pars, qu. 23, a. 6). Certains estimaient que la certitude de la prédestination rend les prières superflues. Saint Thomas répond que les prières des saints ne peuvent changer l'élection divine et la vocation : "c'est moi qui vous ai choisis" (Jean 15, 16), mais qu'elles contribuent à leur réalisation, car celle-ci est l'oeuvre à la fois de la grâce et de la liberté humaine. Précisons que par les saints, il faut entendre ici tous ceux qui sont sanctifiés par la foi et le baptême et ainsi appelés à la sainteté.
Dans la Somme contre les Gentils, au livre III, saint Thomas consacre les chaptires 95 et 96 à montrer que "l'immobilité de la divine Providence n'exclut pas l'utilité de la prière".
b) Nécessité causée par les astres. La nécessité pourrait provenir aussi de l'influence des astres. C'était l'opinion des astrologues et des faiseurs d'horoscope, dont parle déjà siant Augustin dans ses Confessions, où il avoue s'être laissé prendre à leur doctrine dans sa jeunesse (l. IV, III, 4-6). Nous la retrouvons chez saint Thomas qui la combat longuement dans plusieurs de ses oeuvres, notamment dans la Somme (Prima-Secudae, qu. 9, a. 5) où il pose directement la question : la volonté humaine est-elle mue par les corps célestes ? C'est là une reprise de la question 115 de la Prima Pars consacrée à l'action des corps, spécialement des corps célestes, et prolongée par l'étude du "fatum", du destin, à la question 116.
Dans la Somme contre les Genitls (livre III, ch. 85), saint Thomas mentionne parmi les tenants de cette opinion : principalement les stoïciens pour qui tous nos actes, y compris nos choix, dépendent du mouvement des corps célestes ; les Pharisiens, au dire de l'historien juif Josèphe dans les "Antiquités juives" (XIII, V, 9) ; les Priscilillianistes d'après saint Augustin (De haraesibus, LXX), les anciens philospophes nautralistes comme Empédocle, qui ne distinguaient pas l'ordre de l'intelligence de l'ordre sensible.
Nous retrouvons de tels courants, admettant une influence directe des astres sur la vie humaine, à notre époque. L'intérêt pour les horoscopes n'a apparemment guère diminué. Ajoutons que la conception antique des corps célestes comme incorruptibles et des sphères célestes comme mues par les anges, rendait plus fortement plausible l'influence des astres sur la volonté humaine et sur notre vie (cf. le rôle des planètes dans les théories anthroposophiques du philosophe autrichien Rudolf Steiner, +1925).
c) Nécesstié par l'enchaînement des causes et des lois de la nature. La nécessité pourrait aussi provenir de l'echaînement rigoureux des causes qui agissent dans le monde, dans la nature. Cette façon de voir est une des grandes tentations de la raison humaine dans son effort pour connaître l'univers, en percer les mystères, en expliquer les mouvements. L'univers apparaît alors comme une immense machine rigoureusement agencée dans tous ses rouages par une raison souveraine, et l'homme s'y trouve lui-même saisi, entraîné, déterminé et expliqué. Cette nécessité peut d'ailleurs s'imposer à l'homme sans aucune violence, par une causalité intérieure comme une impulsion naturelle.
C'est ainsi que l'entendaient les adversaires du libre-arbitre à l'égard desquels saint Thomas prend ses distances dans la longue question disputée De Malo, qu. 6, jusqu'à considérer leur opinion comme "étrangère à la philosophie" et hérétique, car elle détruit le fondement du mérite et enlève toute signification à des actes comme la délibértion, le choix, l'exhortation, le précepte et la punition, la louange et le blâme.
Nous trouvons ce déterminisme rationnel largement amplifié dans la philosophie et la science moderne, en particulier dans le scientisme du siècle dernier, animé par la certitude que, tout étant rationnel, la science pouvait arriver un jour à tout expliquer et diriger dans le monde, dans la société et dans la vie des hommes comme dans l'univers. Telle est la conception que Claudel décrit en une phrase dans le récit de sa conversion :
À dix-huit ans, je croyais donc ce que croyaient la plupart des gens dits cultivés de ce temps... J'acceptais l'hypothèse moniste et mécaniste dans toute sa rigueur ; je croyais que tout était soumis aux "lois" et que ce monde était un enchaînement dur d'effets et de causes que la science allait arriver après-demain à débrouiller parfaitement. Tout cela me semblait d'ailleurs fort triste et fort ennuyeux.
Or c'est précisément durant la prière liturgique, pendant le chant de vêpres à Notre-Dame de Paris, que se produisit "l'évènement" qui allait dominer la vie de Claudel et renverser "dédaigneusement" les convictions philosophiques qui le retenaient prisonnier. Il se sentait comme transporté dans un monde nouveau. Le scientisme se retrouve, appliqué à la politique, dans le marxisme (...).
Le scientisme a connu de tels échecs et désillusions pendant notre siècle, avec deux grandes guerres, qu'il ne peut plus guère survivre qu'à l'état latent, s'exprimant plus par ce qu'il refuse que par ce qu'il ose encore affirmer, ou sous des formes mitigées et partielles. Tel est le cas, en somme, des théologiens qui acceptent un déterminisme dans les domaines soumis aux investigations de la science, comme dans l'ordre des causes secondes où l'homme peut intervenir, au niveau des individus ou de la société, et qui sont par là conduits à rejeter l'utilité de la prière concernant les phénomènes naturels, sociaux, politiques.
Il est à remarquer qu'en face de ce déterminisme des lois naturelles conduit à la négation de la liberté effective de l'homme comme à celle de l'intervention de Dieu dans le monde. Aussi pourra-t-on s'appuyer sur l'action de la liberté humaine pour discerner le mode de l'action providentielle. De même que la liberté de l'homme se sert des mécanismes physiologiques, de la grammaire, etc., pour s'exprimer et agir sans en être pour autant déterminée en ses choix intérieurs, mais en en usant à son profit comme un maître emploie ses serviteurs, ainsi la Providence divine peut-elle parfaitement utiliser les causes secondes et les lois qui les régissent pour accomplir les desseins supérieurs dépendant de la seule sagesse et volonté de Dieu.