Ce détachement effectif de tous les biens est-il vraiment le geste décisif et nécessaire qui introduit dans la perfection évangélique ? Les paroles de Notre-Seigneur, ce que dit sainte Thérèse au début du Chemin de la Perfection, les exemples typiques qu'elle nous donne pour montrer l'imperfection des âmes des troisièmes Demeures et qui révèlent l'attachement aux biens de cet homme riche, pourraient nous le faire croire.
Mais alors la perfection évangélique est impossible à tous ceux dont la situation ne saurait comporter cette pauvreté absolue ? Les âmes des troisièmes Demeures, qui sont à la tête d'une
maison, ne peuvent qu'y renoncer ?
Évidemment il ne saurait en être ainsi. Le problème de la perfection est ailleurs. Ce détachement effectif des biens ne s'impose qu'à certaines âmes ; pour toutes il est le signe d'un
renoncement plus intime et plus général, qui doit être à leur portée, s'adaptant à chacune pour les crucifier tous également.
Pour découvrir ce quelque chose, recourons à l'analyse de quelques témoignages ; leur diversité montrera la complextié du problème et servira ensuite à le résoudre.
1. Revenons en premier lieu au témoignage de sainte Thérèse. Il nous intéresse paticulièrement, et c'est celui qu'il s'agit d'éclairer.
Nous connaissons ses reproches aux âmes des troisièmes Demeures : manque d'humilité et de détachement, inquiétude et tristesse exagérée pour de petites épreuves. Ce sont là défauts apparents si nous les comparons à un autre plus profond, qui touche au comportement intérieur de l'âme, atteint toute la vie spirituelle et explique tous les autres. La Sainte va nous le dévoiler :
Ces personnes dont je parle, écrit-elle, ont leurs pénitences aussi bien réglées que l'ensemble de leur conduite. Elles tiennent beaucoup à la vie, afin de l'employer au service de Notre-Seigneur ; et tout cela n'est pas mal. Aussi usent-elles d'une grande discrétion dans la pratique des pénitences, pour ne pas nuire à leur santé. Ne craignez pas qu'elles se tuent... (IIIe Dem., ch II)
Nous savons que ces âmes étient bien ordonnées et que tout était parfaitement réglé chez elles. L'aimable ironie de sainte Thérèse ne nous étonne pas non plus, car elle est trop spontanée et
trop vivante pour ne pas sourire d'un ordre si bien réglé en tous ses détails. Mais voici un de ces mots, comme on en trouve parfois chez elle, lancé comme à l'aventure au milieu des
explications apparemment embrouillées et qui, ouvrant de nouveaux horizons, donne la clef du problème :
leur raison est encore maîtresse d'elle-même et l'amour n'est pas assez fort pour la faire délirer... (ibid.)
Cette vérité semble lui être lumineuse à elle-même. Elle la saisit, la développe avec chaleur :
Je voudrais plutôt que notre raison nous montrât que nous devons ne pas nous contenter de servir Dieu de cette sorte en marchant toujours à pas comptés, car nous n'arriverions jamais au terme du chemin. Nous nous imaginons que nous avançons toujours, et nous nous fatiguons parce que cette façon de marcher, vous pouvez m'en croire, est énervante ; ce sera beaucoup que nous ne nous égarions par... Aussi ne serait-il par mieux d'en finir une bonne fois ?...
Comme nous allons le voir avec tant de prudence, tout nous est obstacle ; nous avons peur de tout ; nous n'osons passer outre. Prenons donc courage, mes filles, pour l'amour de Notre-Seigneur ; remettons notre raison et nos craintes entre ses mains ; oublions notre faiblesse naturelle qui peut nous absorber beaucoup... hâtons-nous d'avancer pour voir Notre-Seigneur. (ibid.)
Voilà qui est net : les âmes dont la raison a si bien réglé la vie sont maintenant trop raisonnables pour aller plus loin. Ce qui a été moyen très utile devient maintenant obstacle presque
insurmontable, car ces âmes ne peuvent se rendre compte que leur raison leur ferme le chemin de la perfection.
Pareil reproche sous cette forme absolue nous étonne un peu chez sainte Thérèse. Nous la connaissons, spontanée et vivante, gênée par conséquent par les prescriptions trop minutieuses :
elle frémit rien qu'en lisant les règles nombreuses qu'un religieux a imposées à un de ses monastères les jours de communion. Mais de cette mère si spirituelle et si prudente, de ce génie si
bien équilibré en sa doctrine comme en sa vie, de cette sainte qui reste si humaine dans l'épanouissement de ses facultés naturelles jusque dans l'union transformante nous n'attendions pas le
procès de la raison. Faut-il donc un peu de folie pour la sainteté ?