... La fin des sacrements est donc toujours la communion à Dieu et à autrui, et donc l’amour de Dieu et des frères. Cela permet de ne pas les absolutiser. Aux curés trop sacramentels – et par curés il pense aussi bien aux prêtres qu’aux croyants sûrs dans les règles, à ceux que Bernanos appelle les « bien-pensants » –, Péguy rappelle avec humour, et un peu d’agacement, qu’il y a aussi la prière. C’est elle qui lui a permis de tenir bon toutes ces années.
Ce qu’il y a d’embêtant, c’est qu’il faut se méfier des curés. Ils n’ont pas la foi, ou si peu. La foi, c’est chez les laïques qu’elle se trouve encore. Ils sont d’ailleurs très forts, les bougres. Comme ils ont l’administration des sacrements, ils laissent croire qu’il n’y a que les sacrements. Ils oublient de dire qu’il y a la prière et que la prière est au moins de moitié ! Les sacrements, la prière, ça fait deux. Ils tiennent les uns, mais nous disposons toujours de l’autre. Songe donc à ce que c’est qu’un signe de croix ! Se couvrir d’un signe de croix ! Quelle communion avec Jésus !
Mais plus profondément, sacrement et prière ne sont pas deux moitiés qui se complètent. Dans l’esprit de Péguy, la prière est le climat au sein duquel le sacrement trouve sa vitalité. C’est la prière qui met la vie sacramentelle en mouvement, faute de quoi elle se réduit à des pratiques sèches pour nous rendre justes par nous-mêmes. Dans Le Mystère des saints Innocents, Péguy décrit le mouvement de la prière comme une immense flotte dirigée par la prière du Fils, qui attaque avec son Notre Père le cœur de Dieu. Nous avions commencé par nous décrire dans cette nef ecclésiale. Maintenant, voyez comment ce vaisseau où nous sommes s’apprête à larguer les amarres. Et voyez comment Dieu nous voit, voyez comment les prières embrassent tout, voyez comment les sacrements sont pris dans cet immense mouvement ! Et voyez l’inattendue dernière flotte qui suit celle des oraisons sacramentelles ! C’est Dieu le Père qui parle :
Il a bien su ce qu’il faisait ce jour-là, mon fils qui les aime tant.
Quand il a mis cette barrière entre eux et moi, Notre père qui êtes aux cieux, ces trois ou quatre mots. […]
Et à présent voici comme ils me paraissent ; voici comme je les vois ;
Voici comme je suis forcé de les voir.
De même que le sillage d’un beau vaisseau va en s’élargissant jusqu’à disparaître et se perdre.
Mais commence par une pointe, qui est la pointe même du vaisseau.
Ainsi le sillage immense des pécheurs s’élargit jusqu’à disparaître et se perdre
Mais il commence par une pointe, et c’est cette pointe qui vient vers moi.
Qui est tournée vers moi. […]
Et la pointe du vaisseau ce sont les deux mains jointes de mon fils. […]
Et cette pointe ce sont ces trois ou quatre mots : notre père qui êtes au cieux […].
Et à présent derrière lui pécheur se dérobe à ma face. Et voici comment je vois, voici comment je suis forcé de les voir. Voici comment je me représente ce cortège.
Chaque Pater est comme un vaisseau de haut bord
Qui a lui-même son propre éperon, notre père qui êtes aux cieux. […] Évidemment quand un homme a dit ça, il peut se cacher derrière. […]
Et derrière ces beaux vaisseaux de haut bord les Ave Maria
S’avancent comme des galères innocentes, comme de virginales birèmes.
Comme des vaisseaux plats, qui ne blessent point l’humilité de la mer. […]
De tous les vaisseaux ce sont les plus opportunes,
C’est-à-dire celles qui se présentent le plus directement devant le port.
Telle est la deuxième flotte, ce sont les prières de la Vierge. Et la troisième flotte ce sont les autres innombrables prières.
Toutes. Celles qui se disent à la messe et aux vêpres. Et au salut.
Et les prières des moines qui marquent toutes les heures du jour. Et les heures de la nuit.
Et le Benedicite qui se dit pour se mettre à table.
Devant une bonne soupière fumante.
Toutes, enfin toutes. Et il n’en reste plus.
Or je vois la quatrième flotte. Je vois la flotte invisible. Et ce sont toutes les prières qui ne sont pas même dites, les paroles qui ne sont pas prononcées.
Mais moi je les entends. Ces obscurs mouvements du cœur, les obscurs bons mouvements, les secrets bons mouvements.
Qui jaillissent inconsciemment et qui naissent et inconsciemment montent vers moi.
Celui qui en est le siège ne les aperçoit même pas. Il n’en sait rien, et il n’en est vraiment que le siège.
Mais moi je les recueille, dit Dieu, et je les compte et je les pèse.
Parce que je suis le juge secret.