La crise de l'Église ne peut pas être résolue par les changements pratiques que demandent ceux qui la critiquent, mais par une foi plus vive et plus authentique. Joseph Ratzinger en était déjà tout à fait convaincu lorsqu'il était cardinal. Un débat mémorable qui avait alors eu lieu entre lui et un archevêque français aide à comprendre sa conduite actuelle en tant que pape.
ROME, le 1er août 2011 – Au cœur de l’été, les attaques contre Benoît XVI, en provenance de l’extérieur et de l’intérieur
de l’Église, ont brusquement repris de la vigueur.
Venant de l’extérieur il y a eu l’attaque frontale – d’une violence sans précédent – du premier ministre irlandais Enda Kenny, qui a accusé la hiérarchie catholique, jusqu’à ses plus hauts
niveaux, de protéger les prêtres pédophiles des foudres de la justice terrestre. Kenny a mis au banc des accusés Joseph Ratzinger lui-même pour cette phrase remontant à l’époque où il était
encore cardinal : "Des normes de conduite qui sont appropriées à la société civile ou au fonctionnement d’une démocratie ne peuvent pas être appliquées purement et simplement à l’Église".
Même le "Financial Times" s’est rangé, dans un éditorial, aux côtés du premier ministre irlandais contre l’Église catholique. Et en Irlande une loi qui est à l’étude obligerait les prêtres à
transmettre aux organismes d’état compétents les informations concernant des abus sexuels commis sur des mineurs dont ils auraient eu connaissance dans le cadre du sacrement de
confession.
Dans le même temps une nouvelle vague de revendications s’est manifestée au sein de l’Église. Elle émane de groupes de prêtres d’Autriche, des États-Unis, d’Australie puis, peu à peu, d’autres
pays, qui demandent l'abolition du célibat pour le clergé, l’ordination sacerdotale pour les femmes, ou la communion pour les divorcés remariés.
Ce que toutes ces attaques ont en commun, c’est la pression qui est exercée sur l’Église pour qu’elle s’aligne sur les législations des démocraties modernes et qu’elle se mette en conformité avec
les courants culturels dominants.
Lorsque l’on y regarde de plus près, la réforme de l’Église que réclament ces accusateurs est centrée non pas sur des changements de doctrine mais sur le changement de sa législation et de sa
discipline. L’important, pour eux, ce n’est pas l'orthodoxie, mais l’orthopraxie : ce sont les règles pratiques de l’Église qui doivent changer et être adaptées à notre époque.
C’est bien de cela que Benoît XVI est accusé : d’insister sur la vérité de la doctrine et de refuser les innovations pratiques dont l’Église a besoin.
***
En réalité, le pontificat actuel est également caractérisé par une importante série de changements normatifs dans les domaines de la liturgie, des finances, du droit pénal, de l’œcuménisme, à tel
point que, tout récemment, des chercheurs faisant autorité en matière de droit ecclésiastique ont consacré un colloque précisément à "Benoît XVI législateur canonique".
Les conclusions du colloque se trouvent dans cet article de www.chiesa :
> Six ans sur la chaire de Pierre. Une
interprétation (1.7.2011)
Mais en quel sens Benoît XVI se voit-il lui-même comme un "législateur" ?
Pour répondre à cette question, il est utile de remonter à la période précédant son élection, à une conférence donnée par le cardinal Ratzinger à Paris, à la Sorbonne. Cette conférence avait été
suivie d’un vif dialogue entre lui et celui qui était alors l’archevêque de Bordeaux, le cardinal Pierre Eyt, lui aussi membre de la congrégation pour la doctrine de la foi dont Ratzinger était
alors le préfet.
Cette conférence, donnée le 27 novembre 1999, Ratzinger l’avait intitulée : "Vérité du Christianisme ?". Quand on la relit, on constate qu’elle est extraordinairement en harmonie avec le discours
qu’il prononça à Ratisbonne, en tant que pape, le 12 septembre 2006.
Dans cette conférence de Paris, à l’approche de sa conclusion, Ratzinger avait déclaré :
"En jetant un coup d'œil en arrière, nous pouvons dire que la force qui transforma le christianisme en une religion mondiale, consista en sa synthèse entre raison, foi et vie ; c'est précisément
cette synthèse qui est exprimée en abrégé dans le mot de 'religio vera'".
Et d’ajouter :
"Toutes les crises à l'intérieur du Christianisme que nous observons de nos jours ne reposent que tout à fait secondairement sur des problèmes institutionnels. Les problèmes d'institutions comme
de personnes dans l'Église dérivent finalement de cette question et du poids énorme qu'elle possède".
C’est-à-dire, justement, de la "prétention à la vérité" qu’a le christianisme, à une époque où, pour beaucoup de gens, il n’y a plus de certitudes, mais seulement des opinions.
***
La réaction du cardinal Eyt à ces thèses parut quelques jours plus tard, le 9 décembre 1999, dans le quotidien catholique "La Croix".
Il objectait que les "problèmes institutionnels" qui existent dans l’Église ne sont pas du tout "secondaires" comme Ratzinger l’avait soutenu.
D’après Eyt, les évêques et cardinaux doivent chaque jour "décider et prendre position dans l’urgence". Ils ne peuvent pas tergiverser parce que quotidiennement "ils ont le dos au mur". Sous les
provocations de la sensibilité actuelle "nous devons mettre un peu plus à l’épreuve certaines de nos conceptions et de nos pratiques".
De quelles pratiques s’agissait-il ? À titre d’exemple, le cardinal Eyt citait l'intervention du cardinal Carlo Maria Martini qui, au cours du synode de cette même année, avait indiqué comme
nécessitant des changements les questions suivantes : "le rôle de la femme dans la société et dans l’Église, la participation des laïcs à certaines responsabilités de ministère, la sexualité, la
discipline matrimoniale, les rapports avec les Églises sœurs du monde orthodoxe, le besoin de relancer l’espérance œcuménique, le rapport entre les démocraties et les valeurs, entre les lois
civiles et la morale".
***
Ratzinger répondit à Eyt le 30 décembre, dans "La Croix". Et voici les deux premiers points de sa réponse :
"1. Le cardinal [Eyt] dit que, dans mon analyse des décisions de l’Église ancienne, j’aurais dû non seulement prendre en considération le rapport entre la foi et la rationalité, mais également
mettre en évidence la relation entre la foi et le droit romain.
"Je ne peux pas être d’accord avec lui sur ce point. En effet la relation entre la foi et la raison est un choix originel de la foi chrétienne qui était déjà clairement formulé dans les textes
prophétiques et sapientiaux de l'Ancien Testament et qui a ensuite été repris résolument par le Nouveau Testament. La prétention, face à la religion mythique et politique, d’être une foi en
rapport avec la vérité et donc responsable vis-à-vis de la raison, appartient à l'autodéfinition essentielle de l’héritage biblique, héritage qui a précédé la mission et la théologie chrétienne
et qui, plus encore, les a rendues possibles.
"La relation avec le droit humain, au contraire, n’a été développée que progressivement à partir du IVe siècle et, face à la décadence des structures de l'empire, elle n’a jamais pu acquérir en
Occident la même signification que dans l’Église de l’empire byzantin. Il s’agit d’un choix secondaire, intervenu à une époque déterminée et qui pourrait aussi disparaître à nouveau. Il est
certainement vrai qu’il existe entre le droit et l’Église une relation réciproque de fond, mais il s’agit d’une question indépendante de l’autre.
"2. Mon confrère du collège cardinalice considère que je sous-évalue le sens des institutions. On ne peut contester le fait que la foi chrétienne, depuis les origines, n’a pas voulu être
seulement une idée, qu’elle est entrée dans le monde dotée d’éléments institutionnels (fonction apostolique, succession apostolique) et que, par conséquent, la forme institutionnelle de l’Église
appartient par essence à la foi. Mais les institutions ne peuvent pas vivre si elles ne sont pas soutenues par des convictions fondamentales communes et s’il n’existe pas une évidence de valeurs
qui en fonde l'identité.
"La fragilité de cette évidence est – je le répète – la raison spécifique de la crise actuelle de l’Église. Le cardinal Eyt me rappelle à juste titre les décisions institutionnelles que je dois
prendre quotidiennement. Mais c’est justement là que la connexion devient évidente pour moi. Lorsque les décisions du magistère à propos de valeurs déterminantes pour l'identité de l'institution
ecclésiale ne peuvent plus compter sur une conviction commune, elles sont nécessairement perçues comme répressives et elles restent, en fin de compte, inefficaces.
"Ceux qui défendent la doctrine trinitaire, la christologie, la structure sacramentelle de l’Église, le fait qu’elle ait son origine dans le Christ, la fonction de Pierre ou l'enseignement moral
fondamental de l’Église, etc., et qui doivent en combattre la négation dans la mesure où celle-ci est incompatible avec l'institution ecclésiale, frappent dans le vide si l'opinion se répand que
tout cela [cet ensemble de vérités] est sans importance. Dans ces conditions une institution devient une carcasse vide et elle tombe en ruines, même si extérieurement elle reste puissante ou si
elle donne l’impression d’avoir des bases solides.
"C’est pour cette raison que les décisions institutionnelles du magistère ne peuvent devenir fécondes qu’à condition d’être liées à une lutte sérieuse et convaincue pour une nouvelle évidence des
choix fondamentaux de la foi".
***
Pour en revenir à l’actualité, lorsque l’on voit Ratzinger à l’œuvre en tant que "pape législateur", on peut avoir l’impression qu’il a changé d’idée et que les institutions, la législation et
les normes canoniques ne sont plus pour lui quelque chose de "secondaire".
Mais ce n’est pas vrai. À chaque fois que Benoît XVI légifère – par exemple lorsqu’il libéralise la messe selon l’ancien rite romain ou lorsqu’il renforce les mesures contre les "delicta
graviora" – il fait tout ce qu’il peut pour mettre en évidence à la fois la base de vérité des décisions qu’il a prises et leur spécificité par rapport aux lois de la cité terrestre.
Lorsque cette "évidence des choix fondamentaux de la foi" fait défaut, il se garde bien de céder aux "provocations de la sensibilité d’aujourd’hui".
Pour lui l'orthopraxie ne peut pas être séparée de l'orthodoxie, de même que la "caritas" n’est telle qu’"in veritate".
Le paragraphe final de sa conférence de 1999 à la Sorbonne disait précisément ceci :
"La tentative pour redonner, en cette crise de l'humanité, un sens compréhensif à la notion de Christianisme comme 'religio vera', doit pour ainsi dire miser pareillement sur l'orthopraxie et sur
l'orthodoxie. Son contenu devra consister, au plus profond, aujourd'hui – à vrai dire comme autrefois – en ce que l'amour et la raison coïncident en tant que piliers fondamentaux proprement dits
du réel : la raison véritable est l'amour et l'amour est la raison véritable. Dans leur unité, ils sont le fondement véritable et le but de tout le réel".
Je dois l’idée de cette analyse au professeur Carlo Fantappiè, professeur de droit canonique à l'université d’Urbino et auteur d’importantes études sur l’Église et la modernité juridique. Je l’en remercie très vivement.
(s.m.)
Sandro Magister
www.chiesa
Le texte original, en français, de la conférence donnée par Joseph Ratzinger à Paris, à la Sorbonne, le 27 novembre 1999 :
> Vérité du Christianisme?
Le texte intégral de l'attaque contre la hiérarchie catholique prononcée le 20 juillet 2011, au parlement, par le premier ministre irlandais, Enda Kenny :
> Commission of Investigation Report in the Catholic Diocese of Cloyne : Motion
La phrase citée par Kenny pour mettre le pape actuel au banc des accusés est tirée du paragraphe 39 de l'instruction "Donum veritatis" de 1990 relative à la vocation ecclésiale du théologien, signée par celui qui était alors le cardinal Ratzinger, en tant que préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi :
> Donum veritatis
Comme on peut le constater en lisant l'intégralité du paragraphe 39 de cette instruction, la phrase n'a rien à voir avec la pédophilie, mais elle concerne le fondement des vérités de foi, qui ne peuvent pas être déterminées par un vote "démocratique" :
"39. Tirant son origine de l'unité du Père, du Fils et de l'Esprit Saint, l'Église est un mystère de communion organisée, selon la volonté de son Fondateur, autour d'une hiérarchie établie pour le service de l'Evangile et du Peuple de Dieu qui en vit. À l'image des membres de la première communauté, tous les baptisés, avec les charismes qui leur sont propres, doivent tendre d'un cœur sincère vers l'unité harmonieuse de doctrine, de vie et de culte (cf. Ac 2, 42). C'est là une règle qui découle de l'être même de l'Église. C'est pourquoi on ne saurait appliquer à celle-ci purement et simplement des critères de conduite qui ont leur raison d'être dans la société civile ou dans les règles de fonctionnement d'une démocratie. Encore moins peut-on, dans les rapports à l'intérieur de l'Église, s'inspirer de la mentalité du monde ambiant (cf. Rm 12, 2). Demander à l'opinion majoritaire ce qu'il convient de penser et de faire, recourir contre le Magistère à des pressions exercées par l'opinion publique, se prévaloir d'un 'consensus' des théologiens, prétendre que le théologien est le porte-parole prophétique d'une 'base' ou communauté autonome qui serait ainsi l'unique source de la vérité, tout cela dénote une grave perte du sens de la vérité et du sens de l'Église".
Traduction française par Charles de Pechpeyrou.