Le nouveau "Jésus de Nazareth" de Benoît XVI introduit et commenté par un cardinal théologien formé à son école
Ce livre très dense se lit malgré tout d’un seul trait. En parcourant ses neuf chapitres ouverts sur une prospective, le lecteur est
entraîné par des chemins escarpés vers la rencontre captivante de Jésus, une figure familière qui se révèle encore plus proche en son humanité comme en sa divinité. Une fois terminée la lecture,
on voudrait continuer le dialogue, non seulement avec l’auteur mais avec Celui dont il parle. "Jésus de Nazareth" est plus qu’un livre, c’est un témoignage émouvant, fascinant, libérateur. Que
d’intérêt il soulèvera chez les experts et les fidèles!
L’ÉVÉNEMENT
Outre l’intérêt d’un livre sur Jésus, c’est le livre du pape qui se présente humblement au forum des exégètes, pour échanger avec eux sur les méthodes et les résultats de leurs recherches. Le but
du Saint-Père est d’aller plus loin avec eux, en toute rigueur scientifique, bien sûr, mais aussi dans la foi en l’Esprit Saint qui sonde les profondeurs de Dieu dans la Sainte Écriture. À ce
forum, les bons échanges dominent de beaucoup les pointes critiques, ce qui contribue à mieux faire connaître et reconnaître la contribution essentielle des exégètes.
N’y a-t-il pas beaucoup à espérer de ce rapprochement entre l’exégèse rigoureuse des textes bibliques et l’interprétation théologique de la Sainte Écriture? Je ne peux m’empêcher de voir dans ce
livre l’aurore d’une nouvelle ère de l’exégèse, une ère prometteuse d’exégèse théologique.
Le pape dialogue avant tout avec l’exégèse allemande mais il n’ignore pas des auteurs reconnus appartenant aux aires linguistiques francophone, anglophone et latine. Il excelle à identifier les
questions essentielles et les enjeux décisifs, s’obligeant à éviter les discussions de détails et les querelles d’école qui nuiraient à son propos. Celui-ci est de « trouver le Jésus
réel », pas le « Jésus historique » du courant principal de l’exégèse critique, mais le « Jésus des Évangiles » écouté en communion avec les disciples de Jésus de tous
les temps, et ainsi « parvenir à la certitude de la figure vraiment historique de Jésus » (11).
Cette formulation de son objectif manifeste l’intérêt méthodologique du livre. Le pape aborde de façon pratique et exemplaire le complément théologique souhaité par l’Exhortation Apostolique
"Verbum Domini" pour le développement de l’exégèse. Rien ne stimule davantage que l’exemple donné et les résultats obtenus. "Jésus de Nazareth" offre une base magnifique pour un dialogue
fructueux non seulement entre exégètes, mais aussi entre pasteurs, théologiens et exégètes!
Avant d’illustrer par quelques exemples les résultats de cette exégèse de Joseph Ratzinger-Benoît XVI, j’ajoute encore une observation sur la méthode. L’auteur s’efforce d’appliquer plus
profondément les trois critères d’interprétation formulés au Concile Vatican II par la Constitution sur la révélation divine Dei Verbum : Tenir compte de l’unité de la Sainte Écriture, de
l’ensemble de la Tradition de l’Église et respecter l’analogie de la foi. En bon pédagogue qui nous a habitués à ses homélies mystagogiques, dignes de saint Léon le Grand, Benoît XVI illustre à
partir de la figure ô combien centrale et unique de Jésus, la plénitude de sens qui émane de la Sainte Écriture « interprétée dans le même Esprit qui l’a fait écrire » (DV 2).
Même si l’auteur se défend d’offrir un Enseignement officiel de l’Église, il est facile d’imaginer que son autorité scientifique et la reprise en profondeur de certaines questions disputées,
serviront beaucoup à confirmer la foi d’un grand nombre. Elles serviront en outre à faire avancer des débats ensablés par les préjugés rationalistes et positivistes qui ont entaché la réputation
de l’exégèse moderne et contemporaine.
Entre la parution du premier tome en avril 2007 et celle du deuxième tome en ce carême 2011, beaucoup d’événements heureux mais aussi d’expériences pénibles ont marqué la vie de l’Église et du
monde. On se demande comment le pape a pu faire pour écrire cette œuvre très personnelle et très exigeante, dont l’actualité du thème et l’audace de l’entreprise sautent aux yeux de quiconque
s’intéresse au christianisme. Comme théologien et comme pasteur, j’ai l’impression de vivre un moment historique d’une grande portée théologique et pastorale. C’est comme si au milieu des flots
qui agitent la barque de l’Église, Pierre avait de nouveau saisi la main du Seigneur venant à nous sur les eaux, pour nous sauver (Mt 14, 22-33).
NŒUDS À DÉNOUER
Ceci étant dit concernant le caractère historique, théologique et pastoral de l’événement, venons-en au contenu du livre que je voudrais résumer bien imparfaitement autour de quelques questions
cruciales. Tout d’abord la question du fondement historique du christianisme qui traverse les deux tomes de l’œuvre; ensuite la question du messianisme de Jésus, suivie de la question de
l’expiation des péchés par le Rédempteur, qui fait problème pour beaucoup de théologiens; la question également du Sacerdoce du Christ en rapport avec sa Royauté et son Sacrifice qui ont tant
d’importance pour la conception catholique du sacerdoce et de la Sainte Eucharistie; la question enfin de la résurrection de Jésus, son rapport à la corporéité et son lien avec la fondation de
l’Église.
La liste n’est pas exhaustive cela va sans dire et beaucoup trouveront d’autres questions plus intéressantes, par exemple son commentaire du discours eschatologique de Jésus ou encore de la
prière sacerdotale de Jean 17. J’identifie les questions ci-haut comme des nœuds à dénouer en exégèse comme en théologie, afin de reconduire la foi des fidèles à la Parole de Dieu elle-même,
comprise dans toute sa force et sa cohérence, malgré les conditionnements théologiques et culturels qui bloquent parfois l’accès au sens profond de l’Écriture.
1. La question du fondement historique du christianisme occupe Joseph Ratzinger depuis les années de sa formation et de son premier enseignement, comme il appert de son volume sur "La foi
chrétienne, hier et aujourd’hui [Einführung in das Christentum]", publié il y plus de quarante ans, et qui eut un impact remarquable sur les auditeurs et lecteurs de l’époque. Le christianisme
étant la religion du Verbe incarné dans l’histoire, il est indispensable pour l’Église de tenir aux faits et aux événements réels, justement parce qu’ils contiennent des « mystères »
que la théologie doit approfondir en utilisant des clefs d’interprétation qui ressortent au domaine de la foi. Dans ce deuxième tome portant sur les événements centraux de la passion, de la mort
et de la résurrection du Christ, l’auteur confesse que la tâche est particulièrement délicate. Son exégèse interprète les faits réels d’une façon analogue au traité sur « les mystères de la
vie de Jésus » de saint Thomas d’Aquin, « guidé par l’herméneutique de la foi, mais en tenant compte en même temps et de manière responsable de la raison historique, nécessairement
contenue dans cette même foi » (11).
Dans cette lumière, on comprend l’intérêt du Pape pour l’exégèse historico-critique qu’il connaît bien et dont il extrait le meilleur pour approfondir les événements de la Dernière Cène, la
signification de la prière à Gethsémani, la chronologie de la passion et particulièrement les traces historiques de la résurrection. Il ne manque pas de dénoncer au passage le manque d’ouverture
d’une exégèse pratiquée trop exclusivement selon la « raison », mais son propos principal demeure d’éclairer théologiquement les faits du Nouveau Testament avec l’aide de l’Ancien
Testament et vice-versa, d’une façon analogue mais plus rigoureuse que l’interprétation typologique des Pères de l’Église. Le lien du christianisme avec le judaïsme apparaît renforcé par cette
exégèse qui s’enracine dans l’histoire d’Israël ressaisie dans son orientation vers le Christ. C’est pourquoi la prière sacerdotale de Jésus, par exemple, qui semble par excellence une méditation
théologique, acquiert chez lui une toute nouvelle dimension grâce à son interprétation éclairée par la tradition juive du Yom Kippur.
2. Un deuxième nœud concerne le messianisme de Jésus. Certains exégètes modernes ont fait de Jésus un révolutionnaire, un maître de morale, un prophète eschatologique, un rabbi idéaliste, un fou
de Dieu, un partisan engagé pour les marginaux de l’époque, un messie en quelque sorte à l’image de son interprète influencé par les idéologies dominantes.
L’exposé de Benoît XVI à ce sujet est diffus et bien enraciné dans la tradition juive. Il s’inscrit dans la continuité de cette tradition qui unit le religieux et le politique, mais en soulignant
à quel point Jésus opère la rupture entre les deux domaines. Jésus reconnaît devant le Sanhédrin qu’il est le Messie, mais non sans clarifier la nature exclusivement religieuse de son
messianisme. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est condamné pour blasphème, puisqu’il s’est identifié avec « le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel ». Le pape illustre
avec force et clarté les dimensions royale et sacerdotale de ce messianisme, dont le sens est d’instaurer le culte nouveau, l’adoration en Esprit et en Vérité, qui implique toute l’existence,
personnelle et communautaire, comme une offrande d’amour pour la glorification de Dieu dans la chair.
3. Un troisième nœud à dénouer concerne le sérieux de la rédemption et la place que doit y occuper ou pas l’expiation des péchés. Le pape affronte les objections modernes à cette doctrine
traditionnelle. Un Dieu qui exige une expiation infinie n’est-il pas un Dieu cruel dont l’image est incompatible avec notre idée d’un Dieu miséricordieux? Comment concilier nos mentalités
modernes sensibles à l’autonomie des personnes avec l’idée d’une expiation vicaire de la part du Christ? Ces nœuds sont particulièrement difficiles à dénouer.
L’auteur reprend ces questions plusieurs fois, à différents niveaux, et montre comment la miséricorde et la justice vont de pair dans le cadre de l’Alliance voulue par Dieu. Un Dieu qui
pardonnerait tout sans se soucier de la réponse que doit fournir sa créature aurait-il pris au sérieux l’Alliance et surtout le mal horrible qui empoisonne l’histoire du monde? Quand on regarde
de près les textes du Nouveau Testament, demande l’auteur, n’est-ce pas Dieu qui prend sur lui-même, en son Fils crucifié, l’exigence d’une réparation et d’une réponse d’amour authentique?
« Dieu lui-même ‘boit le calice’ de tout ce qui est terrible et il rétablit ainsi le droit par la grandeur de son amour qui, à travers la souffrance, transforme les ténèbres »
(264-265).
Ces questions sont posées et résolues dans un sens qui invite à la réflexion et surtout à la conversion. Car on ne peut voir clair en ces questions ultimes en restant neutre ou distant. Il faut y
investir sa liberté pour découvrir le sens profond de l’Alliance qui engage justement la liberté de chaque personne. La conclusion du Saint-Père est péremptoire : « Le mystère de
l’expiation ne doit être sacrifié à aucun rationalisme pédant » (272).
4. Un quatrième nœud concerne le Sacerdoce du Christ. Dans les catégories ecclésiales d’aujourd’hui, Jésus était un laïc investi d’une vocation prophétique. Il n’appartenait pas à l’aristocratie
sacerdotale du Temple et vivait en marge de cette institution fondamentale du peuple d’Israël. Ce fait a induit bien des interprètes à considérer la figure de Jésus comme totalement étrangère au
sacerdoce et sans rapport avec lui. Benoît XVI corrige cette interprétation en s’appuyant fortement sur l’Épitre aux Hébreux qui parle abondamment du Sacerdoce du Christ, et dont la doctrine
s’harmonise bien avec la théologie de saint Jean et de saint Paul.
Benoît XVI répond amplement aux objections historiques et critiques en montrant la cohérence du Sacerdoce nouveau de Jésus avec le culte nouveau qu’il est venu établir sur terre en obéissance à
la volonté du Père. Le commentaire de la prière sacerdotale de Jésus est d’une grande profondeur et mène le lecteur à des pâturages qu’il n’avait pas imaginés. L’institution de l’Eucharistie
apparaît dans ce contexte d’une beauté lumineuse qui rejaillit sur la vie de l’Église comme son fondement et sa source permanente de paix et de joie. L’auteur se tient au plus près des analyses
historiques les plus poussées mais il dénoue lui-même des apories comme seule une exégèse théologique peut le faire. On termine le chapitre sur la Dernière Cène non sans émotion et dans
l’admiration.
5. Enfin un dernier nœud que je retiens concerne la résurrection, sa dimension historique et eschatologique, son rapport à la corporéité et à l’Église. Le Saint Père commence sans ambages :
« La foi chrétienne tient par la vérité du témoignage selon lequel le Christ est ressuscité des morts, ou bien elle s’effondre » (275).
Le pape s’insurge contre les élucubrations exégétiques qui déclarent compatibles l’annonce de la résurrection du Christ et la permanence de son cadavre dans le tombeau. Il exclut ces théories
absurdes en signalant que le tombeau vide, même s’il n’est pas une preuve de la résurrection, dont personne n’a été directement témoin, demeure un signe, un présupposé, une trace laissée dans
l’histoire par un événement transcendant. « Seul un événement réel d’une qualité radicalement nouvelle était en mesure de rendre possible l’annonce apostolique, qui ne peut être expliquée
par des spéculations ou des expériences intérieures mystiques » (310).
La résurrection de Jésus introduit selon lui, une sorte de « mutation décisive », un « saut de qualité » qui inaugure « une nouvelle possibilité d’être homme ».
L’expérience paradoxale des apparitions révèle que dans cette nouvelle dimension de l’être, « il n’est pas lié aux lois de la corporéité, aux lois de l’espace et du temps ». Il vit
pleinement, dans un nouveau rapport à la corporéité réelle, mais il est libre vis-à-vis des liens du corps tels que nous les connaissons.
L’importance historique de la résurrection se manifeste dans le témoignage des premières communautés qui ont créé la tradition du dimanche comme signe identitaire d’appartenance au Seigneur.
« La célébration du Jour du Seigneur, qui dès le début distingue la communauté chrétienne, est pour moi, dit le Saint-Père, une des preuves les plus puissantes du fait que, ce jour-là,
quelque chose d’extraordinaire s’est produit --- la découverte du tombeau vide et la rencontre avec le Seigneur ressuscité » (294).
Au chapitre sur la Dernière Cène, le pape affirmait : « Avec l’Eucharistie, l’Église elle-même a été instituée ». Il ajoute ici une observation d’une grande portée théologique et
pastorale : « Le récit de la résurrection devient par lui-même ecclésiologie : la rencontre avec le Seigneur ressuscité est mission et donne sa forme à l’Église naissante »
(295). Chaque fois que nous participons à l’Eucharistie dominicale nous allons à la rencontre du Ressuscité qui revient vers nous, dans l’espérance que nous rendions ainsi témoignage qu’Il est
vivant et qu’Il nous fait vivre. N’y a-t-il pas là de quoi refonder le sens de la messe dominicale et de la mission?
INVITATION AU DIALOGUE
Ayant évoqué ces nœuds sans qu’il me soit possible d’exposer proprement leur dénouement, je tiens à conclure cette présentation sommaire en dégageant un peu plus la signification de cette grande
œuvre sur Jésus de Nazareth.
Il est évident que par cette œuvre le successeur de Pierre s’adonne à son ministère spécifique qui est de confirmer ses frères dans la foi. Ce qui frappe ici au plus haut point, c’est la manière
de le faire, en dialogue avec les experts dans le domaine de l’exégèse, et en vue de nourrir et de fortifier la relation personnelle des disciples avec leur Maître et Ami, aujourd’hui. Une telle
exégèse, théologique quant à sa méthode, mais incluant la dimension historique, renoue effectivement avec la manière d’interpréter des Pères de l’Église, sans toutefois que l’interprétation
s’éloigne du sens littéral et de l’histoire concrète pour s’évader dans des allégories artificielles.
Grâce à l’exemple qu’il donne et aux résultats qu’il obtient, ce livre exercera une médiation entre l’exégèse contemporaine et l’exégèse patristique, d’une part, de même que dans le nécessaire
dialogue entre exégètes, théologiens et pasteurs, d’autre part. Je vois dans cette œuvre une grande invitation au dialogue sur l’essentiel du christianisme, dans un monde en recherche de repères,
où les différentes traditions religieuses peinent à transmettre aux nouvelles générations l’héritage de la sagesse religieuse de l’humanité.
Dialogue donc à l’intérieur de l’Église, dialogue avec les autres confessions chrétiennes, dialogue avec les Juifs dont l’implication historique comme peuple dans la condamnation à mort de Jésus
est exclue une fois de plus. Dialogue enfin avec d’autres traditions religieuses sur le sens de Dieu et de l’homme qui émane de la figure de Jésus, si propice à la paix et à l’unité du genre
humain.
Au terme d’une première lecture, ayant goûté davantage la Vérité dont témoigne humblement et passionnément l’auteur, j’éprouve le besoin de donner suite à cette rencontre de Jésus de Nazareth
tant en invitant autrui à le lire qu’en reprenant la lecture une seconde fois comme méditation de la saison liturgique du carême et de Pâque.
Je crois que l’Église doit rendre grâce à Dieu pour ce livre historique, pour cette œuvre charnière entre deux âges, inaugurant une nouvelle ère de l’exégèse théologique. Ce livre aura un effet
libérateur pour stimuler l’amour de la Sainte Écriture, pour encourager la "lectio divina" et pour aider les prêtres à prêcher la Parole de Dieu.
À la fin de ce survol d’une œuvre qui rapproche le lecteur du vrai visage de Dieu en Jésus Christ, il me reste à dire : Merci très Saint-Père! Permettez-moi toutefois d’ajouter encore un dernier
mot, une question, car un tel service rendu à l’Église et au monde dans les circonstances que l’on sait et avec les contraintes que l’on devine, mérite plus qu’une parole ou qu’un geste de
gratitude. Le Saint-Père tient la main de Jésus sur les flots agités et il nous tend l’autre main pour qu’ensemble nous ne fassions qu’un avec Lui. Qui saisira cette main tendue qui nous transmet
les paroles de la Vie éternelle?
Rome, le 10 mars 2011