D’abord les médias donneront à cet anniversaire un écho démesuré. Le Figaro titrera peut-être : « Génération 68 : pour un droit d’inventaire. » Si Libé est toujours en kiosque (espérons-le !), il nous gratifiera de la photo géante d’une jolie militante trotsko, aux allures baba, avec le titre « 68, année érotique ». L’Huma osera certainement quelque chose dans le genre « 68-08 : la lutte continue ». Plus prudente la Tribune titrera sobrement : « Sarkozy revient de Chine avec une commande ferme pour 300 Airbus. »
Les médias audiovisuels en feront des tonnes et des tonnes : on sera saturé de ces délicieuses images d’actualité en noir et blanc, siglées INA. On rendra le culte aux idoles en invitant sur les plateaux de télé les anciens combattants de cette drôle de guerre… Oh ! ce seront des moments de télévision émouvants, efficaces, et d’un pouvoir de nostalgie évident. Ils diront que leur AVANT était meilleur que notre AUJOURD’HUI, qu’on aurait du les écouter et changer le monde, que leur génération avait tout compris à la vie et que Mitterrand a brisé les illusions de la gauche. Alors on les écoutera béatement, en se disant que nos parents, et grands-parents, sont en train de tristement rentrer dans l’histoire.
Le sens des illusions
Daniel Cohn-Bendit, toujours aussi frais et séducteur, en veste de velours côtelée verte, dira dans l’émission spéciale que France 2 consacrera à la question, que ça avait été pour lui une bonne blague, et même peut-être que « Mai » avait été la période de sa vie où il avait le plus baisé, des commentaires dans ce genre, mêlées d’attaques politiciennes perfides contre le président Sarkozy. Il dira des phrases comme « M. Drucker, mais comment voulez-vous que nos petits Français aient, de nos jours, le sens du rêve et de l’utopie ? Comment voulez-vous que les jeunes se passionnent pour la politique ? Pour eux, c’est quoi la politique ? Un petit bonhomme qui prend un Airbus pour aller en Chine, et en vendre trois-cent autres… (rires dans la salle et sourire complice de Michel Drucker). Alors que ma génération avait le sens des illusions… »
Si tout se passe bien, la réalisatrice Josée Dayan tournera un téléfilm en trois parties pour France 3, sur les événements de mai vus à travers le prisme de plusieurs milieux sociaux. Elle appellera ça « 68 et des poussières », par exemple. Ce sera : « Mai » au lycée Louis Le Grand, « Mai » à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt avec Sartre (joué par Lorant Deutsch) sur un tonneau, et « Mai » côté gaullien, avec Philippe Torreton en talonnettes dans le rôle du Général de Gaulle. Ce sera pro. Un peu chiant, un peu vulgaire, mais pro. Il y aura de l’action, des scènes filmées « caméra à l’épaule » de manifs, soulignant la « brutalité policière » (qui n’a pourtant tué personne…), et puis certainement une histoire d’amour transversale et émouvante entre un ouvrier maghrébin en lutte syndicale dans son usine et une petite minette en pull-over cachemire de chez Louis-Le-Grand. Péripétie sentimentale qui facilitera de beaucoup la narration de ce film. Il obtiendra quatre « T » dans Télérama, avec l’approbation « Chrétien media », et ce commentaire élogieux mais banal : « Josée Dayan nous fait toucher du doigt la grande histoire, à travers la petite. Toute la beauté lyrique de Mai est rendue avec vigueur et retenue. »
Le retour de la fête et des fascistes
On fera des grandes fêtes populaires dans les rues pour commémorer l’anniversaire des émeutes de Mai. On organisera des débats, des concerts, des cafés-philo, des soirées à thème dans des clubs branchés, des bals costumés, des partouzes… Ce sera une année faste pour le monde de l’édition. Tout le monde sortira son bouquin sur Mai 68 : historiens, essayistes, journalistes. Et ils passeront dans des émissions littéraires divertissantes, pour faire leur promotion, et dire en substance que c’était chouette Mai 68, qu’on avait bien rigolé, et qu’on avait fait une vraie petite révolution. Comme des grands. Comme la Russie et la Chine. Évidemment, quelques trublions tenteront de troubler la fête, mais on les traitera partout de fascistes, de révisionnistes, et d’adorateurs de Satan. Par exemple Dantec pondra un petit pamphlet sur la question. Houellebecq aussi commettra un petit bouquin de ce genre. P-A Taguieff écrira une somme, lourdement documentée, de 600 pages, dans laquelle il démontera avec intelligence et perspicacité les mécanismes idéologiques des groupuscules d’extrême-gauche qui ont animé le mouvement de « Mai », et qui ont progressivement viré à l’antisémitisme dans la fascination politico-religieuse du tiers-monde.
La Ville de Paris, dont la « mairesse » sera alors la charmante Clémentine Autain, rendra des hommages nombreux et tapageurs à l’esprit de « Mai 68 ». L’avenue Montaigne sera rebaptisée « Avenue Pierre-Bourdieu », la place de la Nation deviendra « Place de la Révolution-de-Mai », la voie rapide Georges-Pompidou deviendra un « espace civilisé » Manu-Chao, et la prison de la Santé deviendra « Centre semi-ouvert de rééducation à la citoyenneté Michel-Foucault ». Pour l’occasion on repeindra durablement la Tour Eiffel en rose, et on l’appellera Tour « Mon-plaisir ».
Tout cela arrivera, d’une manière ou d’une autre.
Souvenons-nous de la commémoration du bicentenaire de la Révolution française en 1989… la gauche de l’époque se voyait héritière des sans-culottes de 1789 et des communards. La dialectique politique sera certainement comparable en mai 2008 : les grands partis de gauche essaieront de nous faire croire que toutes les révolutions se valent, du moment qu’on les « commémore ». Une question me taraude cependant, et je suis plein d’angoisse : quand va t-on enfin cesser de faire de la politique sur le dos de l’histoire ? Devons-nous craindre mai 2008 ?
Pour certains Français, le printemps 2008 sera une belle saison pour mourir…
François-Xavier Ajavon: Né en 1977, philosophe, écrivain, chercheur à l'Université Paris-Val-de-Marne, a publié L'Eugénisme de Platon (L'Harmattan, 2002).