Le repas a une valeur déjà en soi, non seulement pour sustenter le corps, mais également une valeur sociale. Mépriser ce sens littéral- disons terre-à-terre - en parlant de l'Eucharistie, c'est s'exposer à construire un édifice sur des bases branlantes. Jésus lui-même, contrairement à Jean-Baptiste, prenait volontiers un repas :
Exalter l'Eucharistie et bâcler les repas serait contradictoire et n'a rien de vertueux. S'entêter à vouloir jeûner un jour de fête non plus. Un évêque haïtien, très pieux, et très porté sur l'ascèse, et bibliste de surcroît (c'est lui qui a traduit toute la Bible en créole haïtien) était reçu avec ses confrères en visite ad limina au Vatican par Jean-Paul II. Au cours du repas pris ensemble, il avait décidé de jeûner, pour la gloire de Dieu, sans doute. Jean-Paul II, ayant remarqué son peu d'appétit, lui demande pourquoi il mangeait si peu. Notre évêque, gêné, de répondre qu'il voulait jeûner. Le Saint-Père a dû faire usage de son autorité et lui dire : "Monseigneur, mangez !"
Mais un Juif ne pouvait ignorer le rôle du repas dans ses relations avec Dieu. Il y avait des repas sacrés. Dans l'Ancien Testament déjà, chaque fois que Dieu conclut une alliance, c'est dans le cadre d'un repas. Et puisque prendre un repas avec quelqu'un signifie nouer des relations étroites avec lui, le repas sacré avait comme "valeur ajoutée" l'accès à l'intimité avec Dieu. L'initiative de ces repas vient toujours de Dieu. C'est lui qui convoque. Manger et boire, c'est alors manger et boire en sa présence, et donc "nourrir" des relations d'amitié avec lui.
La joie est un élément essentiel de ces repas. Et pour favoriser cette joie, Dieu prévoit un menu de fête. Pas de restrictions alimentaires, pas d'interdiction d'alcool non plus, comme c'est le cas encore aujourd'hui dans certaines confessions protestantes. Non, Dieu veut voir ceux qu'il invite à sa table heureux de manger et de boire avec lui. Le synoptiques nous rapportent ainsi que l'Eucharistie a été instituée le soir du Jeudi Saint au cours du repas pascal. Et ce n'est pas de l'eau que Jésus a pris pour nous donner son sang à boire, c'est bien du vin. Si le pain représente la nourriture indispensable, le vin, lui, représente la surabondance. Vivre sans pain, c'est difficile. Vivre sans vin, c'est possible. Mais un repas sans vin, ce n'est pas un repas de fête. Même pour décrire ce qui doit arriver à la fin, le Seigneur a eu recours au repas. Le bonheur éternel consistera à manger des viandes grasses et à boire des vins plantureux en présence de celui qui est appelé Messie ou Fils de l'homme. Mais là, nous sommes dans la métaphore, bien sûr.
Tout comme dans la première lecture d'aujourd'hui : ici, l'invitation consiste à manger le pain et à boire le vin de la Sagesse, dont non seulement la valeur nutritive, mais aussi le caractère festif, est bien supérieure aux nourritures terrestres. S. Paul, de même (2e lect.) nous invite à ne pas nous enivrer de vin mais de l'Esprit Saint. La prévention routière (en France) utilise une traduction plus libre (et plus libérale) : "Boire ou conduire : il faut choisir !", ou encore (à la Martinique) : "Si ou boulé, pa woulé". Pour S. Paul le choix n'est pas entre boire et conduire, mais entre s'enivrer de vin ou s'enivrer de l'Esprit Saint, que l'on soit au volant ou pas. Mais revenons à nos moutons.
Toute cette richesse de sens, sans en négliger aucun, trouve son accomplissement dans le Christ, la sagesse de Dieu qui se révèle juste à travers ce qu'elle fait. Pour manger la Sagesse et s'enivrer de l'Esprit Saint, comment faire ? Comment accomplir le sens littéral, sans l'abolir ? Peut-on exalter l'Esprit sans renier le corps, célébrer le Corps sans renier le pain et le vin ?
À ces questions, une seule réponse : l'Eucharistie. Dans l'Eucharistie Dieu nous divinise sans rien déshumaniser, bien au contraire. Car l'Eucharistie, c'est Dieu qui s'anéantit au plus bas : l'apparence du pain. C'est la poursuite jusqu'au bout de l'anéantissement de l'Incarnation et de la Croix, par amour pour l'homme sans intelligence.
Et voilà ce qui scandalise les âmes bien pensantes d'hier et de toujours. Au nom de la "religion", elles ne veulent entendre parler d'un tel abaissement. Elles ne comprennent pas que c'est le propre de l'amour de s'abaisser. En refusant l'abaissement, c'est l'amour qu'elles refusent. Alors elles se réfugient dans des explications soi-disant "spirituelles" de l'eucharistie, basées sur une interprétation exclusivement métaphorique des paroles de Jésus, dans le chapitre 6 de S. Jean notamment.
Ceci dit, gardons-nous tout autant d'une interprétation trop matérielle. Quand vous communiez au corps et au sang de Jésus vous n'êtes ni des anthropophages (ce dont les premiers chrétiens ont bien été accusés par les païens), ni des vampires !
Le caractère spirituel de la présence réelle signifie notamment que c'est une présence indivisible. Quand le célébrant accomplit la fraction du pain, non seulement il ne fait pas de mal à Jésus, mais il ne le divise pas. Le Christ est tout entier dans chacune des parties. C'est le signe seulement qui est rompu.
Il exclut aussi absolument l'imagination selon laquelle l'hostie et le vin consacrés constitueraient une sorte de réceptacle minuscule dans lequel le Christ serait "à l'étroit".
Il faut dire de même que le Christ n'est pas localisé dans l'Eucharistie. Il est pourtant lié au lieu où se trouvent les espèces, ce qui faisait l'émerveillement du S. Curé d'Ars. Le Christ est là où sont les saintes espèces. Mais il est là sans être localisé, ce qui exclut le faux problème de la "multilocation".
C'est aussi la raison pour laquelle le corps du Christ est là sans pouvoir agir physiquement, et que le corps eucharistique est une présence invisible, inodore et sans goût. Ne disons pas non plus que les espèces "cachent" le Christ à la manière d'un rideau. Elles manifestent sa présence, au contraire, aux yeux de la foi.
Enfin, n'oublions jamais que si le Christ se donne en vraie nourriture, c'est pour s'unir spirituellement à nous, croyants. Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi je demeure en lui. Celui ou celle qui se contente de manger matériellement le corps du Christ, tout en "demeurant" ... dans le péché, au lieu de vouloir "demeurer en lui", commet un sacrilège, car cela fait du sacrement un signe menteur. La vraie doctrine catholique ne veut pas favoriser les scrupules paralysants, mais pas davantage l'immobilisme et la paresse spirituelle de celui qui s'installe dans un péché grave, encore moins le contentement de soi et le mépris pharisaïque des pécheurs, quels qu'ils soient. Pour les péchés dits véniels, l'eucharistie a pour effet de les remettre, et surtout d'en purifier le croyant, dans la mesure où il s'en repent sincèrement.