1. Révélation de Dieu
23. Un Dieu qui parle aux hommes. Le Dieu de la Bible est un Dieu qui entre en communication avec les hommes et qui leur parle. Selon des modalités diverses, la Bible décrit l'initiative prise par Dieu de communiquer avec l'humanité en faisant choix du peuple d'Israël. Dieu fait entendre sa Parole soit directement, soit en se servant de porte-parole.
Dans l'Ancien Testament, Dieu se manifeste à Israël comme Celui qui lui parle. La parole divine prend la forme d'une promesse faite à Moïse de faire sortir d'Égypte le peuple d'Israël (Ex 3,7-17), promesse qui prend la suite de celles faites aux patriarches Abraham, Isaac et Jacob pour leurs descendants.45 C'est encore une promesse que reçoit David en 2 S 7,1-17 au sujet d'une descendance qui lui succédera sur le trône.
Après la sortie d'Égypte, Dieu s'engage à l'égard de son peuple dans une alliance dont il prend à deux reprises l'initiative (Ex 19–24; 32–34). Dans ce cadre, Moïse reçoit de Dieu la Loi, souvent désignée comme « paroles de Dieu »,46 qu'il doit transmettre au peuple.
Porteur de la parole de Dieu, Moïse sera considéré comme un prophète 47 et même plus qu'un prophète (Nb 12,6-8). Au long de l'histoire du peuple, les prophètes se montrent conscients de transmettre la parole de Dieu. Les récits de vocations prophétiques montrent comment la parole de Dieu surgit, s'impose avec force et invite à une réponse. Des prophètes comme Isaïe, Jérémie ou Ézéchiel reconnaissent la parole de Dieu comme un événement qui a marqué leur vie.48 Leur message est le message de Dieu; accueillir leur message, c'est accueillir la parole de Dieu. Bien qu'elle se heurte à des résistances de la part de la liberté humaine, la parole de Dieu est efficace: 49 elle est une puissance œuvrant au cœur de l'histoire. Dans le récit de la création du monde par Dieu (Gn 1), on découvre que, pour Dieu, dire c'est faire.
Le Nouveau Testament prolonge cette perspective et l'approfondit. En effet, Jésus se fait le prédicateur de la parole de Dieu (Lc 5,1) et recourt à l'Écriture; il est reconnu comme prophète,50 mais il est plus qu'un prophète. Dans le IVe évangile, le rôle de Jésus est distingué de celui de Jean-Baptiste par une opposition entre l'origine terrestre du second et l'origine céleste du premier: « Celui qui vient du ciel [...] témoigne de ce qu'il a vu et de ce qu'il a entendu, [...] celui que Dieu a envoyé parle les paroles de Dieu » (Jn 3,31.32.34). Jésus n'est pas un simple messager; il a laissé transparaître son intimité avec Dieu. Comprendre la mission de Jésus, c'est avoir l'intelligence de sa condition divine. « Je n'ai pas parlé de moi-même », dit Jésus; « ce dont je parle, j'en parle comme le Père me l'a dit » (Jn 12,49.50). A partir de ce lien qui unit Jésus au Père, le IVe évangile confesse Jésus comme le Logos, « le Verbe », qui « s'est fait chair » (Jn 1,14).
Le début de l'épître aux Hébreux résume parfaitement le chemin parcouru: Dieu qui « a parlé autrefois aux pères dans les prophètes », « nous a parlé à nous dans un Fils » (Hb 1,1-2), ce Jésus dont nous parlent les évangiles et la prédication apostolique.
24. Le Dieu unique. L'affirmation la plus forte de la confession de foi juive est celle de Dt 6,4: « Écoute, Israël, le seigneur notre Dieu est le seigneur un », affirmation que l'on ne doit pas séparer de sa conséquence pour le fidèle: « et tu aimeras le seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être et de toute ta force » (Dt 6,5).51 Seul Dieu d'Israël, le seigneur sera reconnu comme le seul Dieu de toute l'humanité à la fin des temps (Za 14,9). Dieu est un: cette proclamation relève du langage de l'amour (cf Ct 6,9). Dieu qui aime Israël est confessé comme unique et il appelle chacun à répondre à cet amour par un amour toujours plus unifié.
Israël est appelé à reconnaître que le Dieu qui l'a fait sortir d'Égypte est le seul à l'avoir arraché à la servitude. Seul ce Dieu a sauvé Israël et Israël doit exprimer sa foi en lui par la pratique de la Loi et par le culte.
L'affirmation « le seigneur est un » n'était pas, à l'origine, l'expression d'un monothéisme radical, car l'existence d'autres dieux n'était pas niée, comme le montre, par exemple, le Décalogue (Ex 20,3). A partir de l'exil, l'affirmation croyante tend à devenir une affirmation monothéiste radicale, qui s'exprime à travers des expressions comme « néant sont les dieux » (Is 45,14) ou « il n'y en a pas d'autre ».52 Dans le judaïsme postérieur, l'expression de Dt 6,4 est une profession de foi monothéiste; elle est au cœur de la prière juive.
Dans le Nouveau Testament, l'affirmation de la foi juive est reprise en Mc 12,29 par Jésus lui-même, qui cite Dt 6,4-5, et par son interlocuteur juif, qui cite Dt 4,35. La foi chrétienne affirme, elle aussi, l'unicité de Dieu, car « il n'y a pas d'autre dieu que le Dieu unique ».53 Cette unicité de Dieu est fermement tenue alors même que Jésus est reconnu comme Fils (Rm 1,3-4), ne faisant qu'un avec le Père (Jn 10,30; 17,11). En effet, la gloire qui vient du Dieu unique Jésus la tient du Père en tant que « Fils unique plein de grâce et de vérité » (Jn 1,14). Pour exprimer la foi chrétienne, Paul n'hésite pas à dédoubler l'affirmation de Dt 6,4 et à dire: « Pour nous, un seul Dieu, le Père [...] et un seul Seigneur, Jésus Christ » (1 Co 8,6).
25. Dieu créateur et providence. La Bible s'ouvre par ces mots: « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » (Gn 1,1); cette suscription domine le texte de Gn 1,1–2,4a, mais aussi la totalité de l'Écriture, qui rapporte les actes de la puissance divine. Dans ce texte inaugural, l'affirmation de la bonté de la création revient sept fois; elle en constitue un des refrains (Gn 1,4-31).
Avec des formulations différentes et dans des contextes divers, l'affirmation que Dieu est créateur revient avec constance. Ainsi, dans le récit de la sortie d'Égypte, Dieu a pouvoir sur le vent et la mer (Ex 14,21). Dans la prière d'Israël, Dieu est confessé comme « celui qui a fait le ciel et la terre ».54 L'action créatrice de Dieu fonde et assure le salut attendu, aussi bien dans la prière (Ps 121,2) que dans les oracles prophétiques, par exemple en Jr 5,22 et 14,22. En Is 40–55 cette action fonde l'espérance en un salut à venir.55 Les livres sapientiaux donnent à l'action créatrice de Dieu une position centrale.56
Le Dieu qui crée le monde par sa Parole (Gn 1) et qui donne à l'homme une haleine de vie (Gn 2,7) est aussi celui qui témoigne de sa sollicitude à chaque être humain dès sa conception.57
En dehors de la Bible hébraïque, on se doit de citer le texte de 2 M 7,28 où la mère des sept frères martyrs exhorte le dernier d'entre eux par ces mots: « Je te conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre, contemple tout ce qui est en eux et reconnais que Dieu ne les a pas créés à partir de choses existantes ». La traduction latine de cette phrase parle de création ex nihilo, « à partir de rien ». Un aspect remarquable de ce texte est que le rappel de l'action créatrice de Dieu fonde ici la foi en la résurrection des justes. Il en est de même en Rm 4,17.
La foi en un Dieu créateur, victorieux des forces cosmiques et du mal, est devenue inséparable de la confiance en lui comme sauveur du peuple d'Israël ainsi que des personnes individuelles.58
26. Dans le Nouveau Testament, la conviction que tout ce qui existe est l'œuvre de Dieu provient en droite ligne de l'Ancien Testament. Elle semble si forte qu'elle n'a pas besoin de démonstration et que le vocabulaire de création est peu présent dans les évangiles. Toutefois on notera en Mt 19,4 la référence à Gn 1,27, qui parle de la création de l'homme et de la femme. De manière plus large, Mc 13,19 évoque « le commencement de la création que Dieu a créée ». Enfin Mt 13,35b parle, à propos des paraboles, « des choses cachées depuis la fondation du monde ».
Dans sa prédication, Jésus insiste beaucoup sur la confiance que l'homme doit avoir à l'égard de Dieu, de qui tout dépend: « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez [...]. Regardez les oiseaux du ciel: ils ne sèment ni ne moissonnent [...] et votre Père céleste les nourrit ».59 La sollicitude du Dieu créateur s'étend aux méchants et aux bons sur qui « il fait se lever son soleil » et à qui il donne la pluie nécessaire à la fécondité du sol (Mt 5,45). La providence de Dieu s'exerce à l'égard de tous; pour les disciples de Jésus, cette conviction doit conduire à chercher « d'abord le Royaume de Dieu et sa justice » (Mt 6,33). Dans l'évangile de Matthieu, Jésus parle du « Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde » (Mt 25,34). Le monde créé par Dieu est le lieu du salut de l'homme; il est en attente d'une complète « régénération » (Mt 19,28).
Partant de la Bible juive, qui affirme que Dieu a tout créé par sa parole, par son verbe,60 le prologue du IVe évangile proclame qu'« au commencement était le Verbe », que « le Verbe était Dieu » et que « tout fut par lui » et que « rien de ce qui fut ne fut sans lui » (Jn 1,1-3). Le Verbe vient dans le monde, mais le monde ne l'a pas reconnu (Jn 1,10). Malgré les obstacles mis par les hommes, le projet de Dieu est clairement défini en Jn 3,16: « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas, mais ait la vie éternelle ». De cet amour de Dieu, Jésus témoigne jusqu'au bout (Jn 13,1). Après la résurrection, Jésus « souffla » sur les disciples, renouvelant l'acte de Dieu lors de la création de l'homme (Gn 2,7), ce qui suggère qu'une nouvelle création sera l'œuvre de l'Esprit Saint (Jn 20,22).
Dans un autre langage, le livre de l'Apocalypse offre une perspective proche. Le Dieu créateur (Ap 4,11) est à l'origine d'un projet de salut qui ne peut être réalisé que par l'Agneau « comme immolé » (Ap 5,6), accomplissant le mystère pascal, lui qui est « le Principe de la création de Dieu » (Ap 3,14). Au terme de l'histoire, la victoire sur les forces du mal ira de pair avec le surgissement d'une nouvelle création, qui aura pour lumière Dieu lui-même 61 et n'aura plus besoin de temple, car le Dieu tout-puissant et l'Agneau seront le Temple de la cité céleste, la Jérusalem nouvelle (Ap 21,2.22).
Dans les épîtres pauliniennes, la place de la création est également importante. On connaît le raisonnement de Paul en Rm 1,20-21 à propos des païens. L'apôtre affirme que « depuis la création du monde, les perfections invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l'intelligence » et donc que les païens sont « inexcusables » de n'avoir pas rendu gloire à Dieu et d'avoir « servi la créature au lieu du Créateur » (Rm 1,25; cf Sg 13,1-9). La créature a été livrée « à la servitude de la corruption » (Rm 8,20-21). On ne peut pas pour autant la rejeter comme mauvaise. En 1 Tim 4,4 il est affirmé que « tout ce que Dieu a créé est bon et rien n'est à rejeter, si on le prend avec action de grâces ».
Dans l'acte de créer, le rôle attribué dans l'Ancien Testament à la Sagesse est attribué dans le Nouveau Testament à la personne du Christ, Fils de Dieu. Comme pour le « Verbe » dans le prologue de Jean (1,3), il s'agit d'une médiation universelle, exprimée en grec par la préposition dia, qu'on retrouve aussi en He 1,2. Associé au « Père, de qui tout (provient) » se trouve « Jésus Christ, par qui tout (provient) » (1 Co 8,6). Développant ce thème, l'hymne de Col 1,15-20 affirme que « tout fut créé en lui » et que « tout a été créé par lui et pour lui; il est avant toutes choses et toutes tiennent ensemble en lui » (Col 1,16-17).
D'autre part, la résurrection du Christ est comprise comme l'inauguration d'une nouvelle création, de sorte que « si quelqu'un est en Christ, il est nouvelle création ».62 Face à la multiplication du péché des hommes, le projet de Dieu en Christ était de réaliser une nouvelle création. Nous reprendrons ce thème plus loin, après avoir parlé de la situation de l'humanité.
2. La personne humaine: grandeur et misère
a) Dans l'Ancien Testament
27. Il est courant de parler, en une seule expression, de « grandeur et misère » des personnes humaines. Dans l'Ancien Testament, on ne rencontre pas ces deux termes pour caractériser la condition humaine, mais on trouve des expressions correspondantes: dans les trois premiers chapitres de la Genèse, l'homme et la femme sont, d'une part « créés à l'image de Dieu » (Gn 1,27), mais aussi, d'autre part, « bannis du jardin d'Éden » (Gn 3,24), pour avoir été indociles à la parole de Dieu. Ces chapitres commandent la lecture de la Bible tout entière. Chacun y est invité à reconnaître les traits essentiels de sa situation et le fond de décor de toute l'histoire du salut.
Créés à l'image de Dieu: affirmée bien avant la vocation d'Abraham et l'élection d'Israël, cette caractéristique s'applique aux hommes et aux femmes de tous les temps et de tous les lieux (Gn 1,26-27) 63 et leur attribue la plus haute dignité. L'expression peut avoir pour origine l'idéologie royale des nations qui entouraient Israël, spécialement l'Égypte, où le Pharaon était considéré comme l'image vivante du dieu, chargée de l'entretien et du renouvellement du cosmos. Mais la Bible a fait de cette métaphore une catégorie fondamentale pour la définition de toute personne humaine. Les paroles de Dieu: « Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu'ils dominent sur... » (Gn 1,26) présentent les êtres humains comme des créatures de Dieu dont la tâche est de gouverner la terre que Dieu a créée et peuplée. En tant qu'images de Dieu et intendants du Créateur, les êtres humains deviennent destinataires de sa parole et sont appelés à lui être dociles (Gn 2,15-17).
On voit en même temps que les personnes humaines existent comme hommes et femmes, et ont pour tâche de servir la vie. Dans l'affirmation: « Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa; homme et femme il les créa » (Gn 1,27), la différenciation des sexes est mise en parallèle avec la ressemblance par rapport à Dieu.
En outre, la procréation humaine se trouve en connexion étroite avec la tâche de gouverner la terre, comme le montre la bénédiction divine du premier couple humain: « Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la; dominez sur... » (1,28). Ainsi la ressemblance avec Dieu, l'association de l'homme avec la femme et le gouvernement du monde sont intimement liés.
L'étroite connexion entre le fait d'être créé à l'image de Dieu et celui d'avoir autorité sur le monde comporte plusieurs conséquences. En premier lieu, l'application universelle de ces caractéristiques exclut toute supériorité d'un groupe ou d'un individu humain sur un autre. Toutes les personnes humaines sont à l'image de Dieu et toutes sont chargées de continuer l'œuvre ordonnatrice du Créateur. En second lieu, des dispositions sont prises en vue de la co-existence harmonieuse de tous les vivants dans la recherche des moyens nécessaires à leur subsistance: Dieu assigne leur nourriture aux hommes et aux bêtes (Gn 1,29-30).64 En troisième lieu, la vie des personnes humaines est dotée d'un certain rythme. En plus du rythme du jour et de la nuit, des mois lunaires et des années solaires (Gn 1,14-18), Dieu établit un rythme hebdomadaire avec repos le septième jour, fondement du sabbat (Gn 2,1-3). En respectant le sabbat (Ex 20,8-11), les maîtres de la terre rendent hommage à leur Créateur.
28. La misère humaine trouve son expression biblique exemplaire dans l'histoire du premier péché, au jardin d'Éden, et de son châtiment. Le récit de Gn 2,4b–3,24 complète celui de Gn 1,1–2,4a en montrant comment, dans une création qui était « bonne » 65 et même, une fois achevée par la création de l'homme, « très bonne » (Gn 1,31), la misère s'est introduite.
Le récit précise la tâche confiée d'abord à l'homme, « cultiver et garder » le jardin d'Éden (Gn 2,15) et il lui ajoute la défense de « manger de l'arbre de la connaissance du bien et du mal » (2,16-17). Cette norme implique que servir Dieu et observer ses commandements est le corrélatif du pouvoir de dominer la terre (1,26.28).
L'homme se met d'abord à réaliser les intentions de Dieu, en donnant des noms aux animaux (2,18-20), puis en accueillant la femme comme un don de Dieu (2,23). Dans l'épisode de la tentation, au contraire, le couple humain cesse d'agir selon les ordres de Dieu. En mangeant du fruit de l'arbre, la femme et l'homme cèdent à la tentation de vouloir être comme Dieu et de s'approprier une « connaissance » qui appartient à Dieu seul (3,5-6). La conséquence est qu'ils cherchent à éviter une confrontation avec Dieu. Mais leur tentative de se cacher révèle la folie du péché, car elle les laisse dans le lieu même où la voix de Dieu peut les atteindre (3,8). La question de Dieu qui inculpe l'homme: « Où es-tu? » suggère que celui-ci n'est pas présent là où il devrait l'être: à la disposition de Dieu et appliqué à sa tâche (3,9). L'homme et la femme s'aperçoivent qu'ils sont nus (3,7-10), ce qui veut dire qu'ils ont perdu la confiance l'un envers l'autre et envers l'harmonie de la création.
Par son verdict, Dieu redéfinit les conditions de vie des êtres humains, non la relation entre lui et eux (3,17-19). D'autre part, l'homme perd sa tâche particulière dans le jardin d'Éden, mais non celle de travailler (3,17-19.23). Celle-ci est maintenant orientée vers le « sol » (3,23; cf 2,5). En d'autres termes, Dieu continue à donner une mission à la personne humaine. Pour « soumettre la terre et dominer » (1,28), l'homme doit travailler (3,23).
Mais désormais, la « peine » est la compagne inséparable de la femme (3,16) et de l'homme (3,17); la mort est leur destin (3,19). Entre l'homme et la femme la relation est détériorée. Le mot « peine » est associé à la grossesse et à l'enfantement (3,16) et, d'autre part, à la fatigue physique et mentale occasionnée par le travail (3,17).66 Paradoxalement, dans ce qui de soi est source de joie profonde, l'enfantement et la productivité, vient s'introduire la douleur. Le verdict relie cette « peine » à leur existence sur le « sol », qui endure la malédiction pour leur péché (3,17-18). Il en est de même pour la mort: la fin de la vie humaine est appelée retour « au sol », dont l'homme a été tiré pour remplir sa tâche.67 En Gn 2–3, l'immortalité semble être reliée à l'existence dans le jardin d'Éden et conditionnée par le respect de l'interdiction de manger de l'arbre de la « connaissance ». Cette interdiction ayant été violée, l'accès à l'arbre de vie (2,9) est désormais fermé (3,22). En Sg 2,23-24, l'immortalité est associée à la ressemblance avec Dieu; « la mort est entrée dans le monde par la jalousie du diable »; le lien est ainsi établi entre Gn 1 et Gn 2–3.
Créé à l'image de Dieu et chargé de cultiver le sol, le couple humain a le grand honneur d'être appelé à compléter l'action créatrice de Dieu en prenant soin des créatures (Sg 9,2-3). Refuser d'écouter la voix de Dieu et lui préférer celle de telle ou telle créature, relève de la liberté de l'être humain; subir la peine et la mort est la conséquence de cette option prise par les personnes elles-mêmes. La « misère » est devenue un aspect universel de la condition humaine, mais cet aspect est secondaire et n'abolit pas l'aspect de « grandeur », voulu par Dieu dans son projet créateur.
Les chapitres suivants de la Genèse montrent jusqu'à quel point le genre humain peut sombrer dans le péché et la misère: « La terre s'était corrompue devant Dieu et s'était remplie de violence [...]. Toute chair avait perverti sa conduite sur la terre » (Gn 6,11-12), de sorte que Dieu décida le déluge. Mais un homme au moins, Noé, ainsi que sa famille, « marchait avec Dieu » (6,9) et Dieu le choisit pour être à l'origine d'un nouveau départ de l'humanité. Dans sa postérité, Dieu choisit Abraham, lui ordonne de quitter son pays et lui promet de « rendre grand son nom » (12,2). Le projet de Dieu se révèle, dès ce moment, universel, car en Abraham « seront bénies toutes les familles de la terre » (12,3). L'Ancien Testament montre ensuite comment ce projet a traversé les siècles, dans une alternance de moments de misère et de grandeur. Jamais Dieu ne s'est résigné à laisser son peuple dans la misère. Toujours il l'a remis sur le chemin de la vraie grandeur, au profit de l'humanité entière.
A ces traits fondamentaux, il convient d'ajouter que l'Ancien Testament ne méconnaît ni les aspects décevants de l'existence humaine (cf Qohélet), ni le problème lancinant de la souffrance des innocents (cf surtout Job), ni le scandale des persécutions subies par les justes (cf l'histoire d'Élie, de Jérémie et des Juifs persécutés par Antiochus). Mais dans tous ces cas, surtout dans le dernier, loin de mettre obstacle à la grandeur humaine, l'affrontement de la misère la rehausse paradoxalement.
b) Dans le Nouveau Testament
29. L'anthropologie du Nouveau Testament se base sur celle de l'Ancien Testament. Elle témoigne de la grandeur de la personne humaine, créée à l'image de Dieu (Gn 1,26-27), et de sa misère, provoquée par l'indéniable réalité du péché, qui fait de l'homme une caricature de lui-même.
Grandeur de l'être humain. Dans les évangiles, la grandeur de l'être humain ressort de la sollicitude de Dieu pour lui, sollicitude bien plus attentive que pour les oiseaux du ciel ou les fleurs des champs (Mt 6,30); elle ressort d'autre part de l'idéal qui lui est proposé: devenir miséricordieux comme lui (Lc 6,36), parfait comme il est parfait (Mt 5,45.48). L'être humain, en effet, est un être spirituel, qui « ne vivra pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4,4; Lc 4,4). Effectivement, la faim de la parole de Dieu attire les foules vers Jean Baptiste d'abord (Mt 3,5-6 et par.), vers Jésus ensuite.68 Une perception du divin les attirait. Image de Dieu, la personne humaine est attirée par Dieu. Même des païens sont capables d'une grande foi.69
L'apôtre Paul est celui qui a le plus approfondi la réflexion anthropologique. « Apôtre des nations » (Rm 11,13), il a compris que toutes les personnes humaines sont appelées par Dieu à une gloire très haute (1 Th 2,12), celle de devenir enfants de Dieu,70 aimés par lui (Rm 5,8), membres du corps du Christ (1 Co 12,27), remplis de l'Esprit Saint (1 Co 6,19). On ne peut imaginer plus haute dignité.
Le thème de la création des personnes humaines à l'image de Dieu est repris par Paul de plusieurs façons. En 1 Co 11,7 l'apôtre l'applique à l'homme, « qui est image et gloire de Dieu ». Mais ailleurs, il l'applique au Christ, « qui est image de Dieu ».71 La vocation des personnes humaines appelées par Dieu est alors de devenir « semblables à l'image de son Fils, pour qu'il soit l'aîné d'une multitude de frères » (Rm 8,29). C'est par la contemplation de la gloire du Seigneur qu'est donnée cette ressemblance (2 Co 3,18; 4,6). Commencée en cette vie, la transformation s'achève dans l'autre, quand « nous porterons l'image de l'homme céleste » (1 Co 15,49); la grandeur de la personne humaine atteindra alors son apogée.
30. Misère de l'être humain. La situation pitoyable de l'humanité apparaît de bien des façons dans le Nouveau Testament. On y voit clairement que la terre n'est pas un paradis! Les évangiles nous montrent à plusieurs reprises un long cortège de maladies et d'infirmités qui affligent une multitude de personnes.72 Dans les évangiles, la possession démoniaque exprime la servitude profonde dans laquelle la personne tout entière peut tomber (Mt 8,28-34 et par.). La mort frappe et plonge dans l'affiction.73
Mais c'est surtout la misère morale qui retient l'attention. On voit que l'humanité se trouve dans une situation de péché qui provoque des risques extrêmes.74 En conséquence, l'appel à la conversion se fait pressant. La prédication de Jean Baptiste le fait retentir avec force dans le désert; 75 Jésus prend ensuite le relais; « il proclamait l'évangile de Dieu et disait: [...] convertissez-vous et croyez à l'évangile » (Mc 1,14-15); « il parcourait toutes les villes et les villages » (Mt 9,35). Il dénonçait le mal « qui sort de l'être humain » et le « souille » (Mc 7,20). « En effet, c'est de l'intérieur, c'est du cœur des humains que sortent les intentions mauvaises, inconduite, vols, meurtres, adultères, cupidités, perversités, ruse, débauche, envie, injures, vanité, déraison. Tout ce mal sort de l'intérieur et rend l'être humain impur ».76 Dans la parabole du fils prodigue, Jésus décrit l'état misérable où la personne humaine se trouve réduite, lorsqu'elle s'éloigne de la maison du Père (Lc 15,13-16).
Il parlait, d'autre part, des persécutions subies par les personnes qui se vouent au service de la « justice » (Mt 5,10) et annonçait que ses disciples seraient persécutés.77 Lui-même l'était (Jn 5,16); on cherchait à le faire périr.78 Cette intention homicide finit par trouver les moyens de se réaliser. La passion de Jésus fut alors une manifestation extrême de la misère morale de l'humanité. Rien n'y manqua: trahison, reniement, abandon, procès et condamnation injustes, outrages et mauvais traitements, supplice cruel accompagné de dérisions. La méchanceté humaine se déchaîna contre « le Saint et le Juste » (Ac 3,14) et le mit dans un état de misère horrible.
C'est dans la Lettre de Paul aux Romains qu'on trouve la description la plus sombre de la misère morale de l'humanité (Rm 1,18–3,20) et l'analyse la plus pénétrante de la condition de l'homme pécheur (Rm 7,14-25). Le tableau que l'apôtre dresse de « toute l'impiété et injustice des hommes qui retiennent la vérité captive de l'injustice » est vraiment accablant. Le refus de rendre gloire à Dieu et de le remercier aboutit à un complet aveuglement et aux pires perversions (1,21-32). Paul se préoccupe de montrer que la misère morale est universelle et que le Juif n'en est pas exempt, malgré le privilège qu'il a de connaître la Loi (2,17-24). Il appuie sa thèse sur une longue série de textes de l'Ancien Testament, qui déclarent que tous les hommes sont pécheurs (3,10-18): « Il n'y a pas de juste, pas même un seul ».79 L'aspect exclusif de cette négation n'est assurément pas le fruit de l'expérience. Il a plutôt le caractère d'une intuition théologique de ce que l'homme devient sans la grâce de Dieu: le mal est au cœur de chacun (cf Ps 51,7). Cette intuition est renforcée chez Paul par la conviction que le Christ « est mort pour tous »; 80 tous avaient donc besoin de rédemption. Si le péché n'était pas universel, il y aurait des gens qui n'auraient pas besoin de rédemption.
La Loi ne portait pas remède au péché, car l'homme pécheur, même s'il reconnaît que la Loi est bonne et voudrait l'observer, est réduit à constater: « Le bien que je veux, je ne le fais pas, et le mal que je ne veux pas, je le fais » (Rm 7,19). La puissance du péché se sert de la Loi elle-même pour manifester davantage toute sa virulence, en la faisant violer (7,13). Et le péché produit la mort,81 ce qui provoque, de la part de l'homme pécheur, un cri de détresse: « Misérable homme que je suis! Qui me délivrera de ce corps de mort? » (Rm 7,24). Ainsi se manifeste le besoin urgent de la rédemption.
(46) Ex 20,1; 24,3-8; 34,27-28; cf Nb 15,31.
(47) Os 12,14; Dt 18,15.18.
(48) Is 6,5-8; Jr 1,4-10; Ez 2,1–3,3.
(49) Is 55,11; Jr 20,9.
(50) Mt 21,11.46; Lc 7,16; 24,19; Jn 4, 19; 6,14; 7,40; 9,17.
(51) Nous mettrons régulièrement le mot seigneur en capitales lorsque le texte hébreu a le tétragramme non prononcé YHWH, nom propre du Dieu d'Israël. Dans la lecture, les Juifs le remplacent par d'autres mots, surtout par 'adonaï, « Seigneur ».
(52) Dt 4,35.39; Is 45,6.14.
(53) 1 Cor 8,4; cf Ga 3,20; Jc 2,19.
(54) Ps 115,15; 121,2; 124,8; 134,3; 146,6.
(55) Is 42,5; 44,24; 45,11; 48,13.
(56) Pr 8,22-31; 14,31; 17,5; Jb 38; Sg 9,1-2.
(57) Ps 139,13-15; Jb 10,9-12.
(58) Jb 26,12-13; Ps 74,12-23; 89,10-15; Is 45,7-8; 51,9-11.
(59) Mt 6,25-26, cf Lc 12,22-32.
(60) Sg 9,1; cf Ps 33,6-9; Si 42,15.
(61) Ap 22,5; cf Is 60,19.
(62) 1 2 Co 5,17; cf Ga 6,15.
(63) Gn 5,1; Sg 2,23; Si 17,3. On trouve la même idée en Ps 8,5-7, mais exprimée en d'autres termes.
(64) Cette ordonnance est complétée après le déluge, cf Gn 9,3-4.
(65) Gn 1,4.10.12.18.21.25.
(66) Gn 5,29; Is 14,3; Ps 127,2; Pr 5,10; 10,22; 14,23.
(67) Gn 3,19; cf 2,7; 3,23.
(68) Mt 4,25 et par.; 15,31-32.
(69) Mt 8,10; 15,28.
(70) Ga 3,26; 4,6; Rm 9,26.
(71) 2 Co 4,4; cf Col 1,15.
(72) Mt 4,24 et par.; 8,16 et par.; 14,35 et par.; Jn 5,3.
(73) Mc 5,38; Lc 7,12-13; Jn 11,33-35.
(74) Mt 3,10 et par.; Lc 13,1-5; 17,26-30; 19,41-44; 23,29-31.
(75) Mt 3,2-12; Mc 1,2-6; Lc 3,2-9.
(76) Mc 7,21-23; cf Mt 15,19-20.
(77) Mt 10,17-23; Lc 21,12-17.
(78) Mt 12,14 et par.; Jn 5,18; Mc 11,18; Lc 19,47.
(79) Rm 3,10; cf Ps 14,3; Qo 7,20.
(80) 2 Co 5,14; cf Rm 5,18.
(81) Rm 5,12; 1 Co 15,56.