- Cela fait quatre-vingt-six ans que je le sers, et il ne m'a fait aucun mal ! Comment pourrais-je blasphémer mon roi qui m'a sauvé ?
Nous sommes en 155, l'homme qui s'exprime ainsi s'appelle Polycarpe, il est l'évêque de Smyrne, l'un des derniers compagnons vivant des Apôtres du Christ. Sur les gradins, la population de Smyrne épie les moindres de ses gestes. Le stade romain tout entier est suspendu à ses lèvres.Alors Quadratus, le proconsul qui siège à la grande tribune pour observer le combat des fauves, fait une dernière tentative.
- Vieil homme ! Jure par la fortune de César, et tu auras la vie sauve !
- Si tu t'imagines que je vais jurer par la fortune de César et si tu fais semblant de ne pas savoir qui je suis, je te le dis franchement : je suis chrétien ! Et si tu veux apprendre de moi la doctrine du christianisme, donne-moi un jour et écoute-moi !
Oui, Polycarpe peut en appeler au Christ son maître. Il sait à qui il a donné sa foi. Il sait la solidité de l'enseignement qu'il a reçu de la bouche même des Apôtres. Et ce que les Apôtres ont vu, ce qu'ils ont entendu, ils en ont porté témoignage par leur sang. Dès lors, comment lui, Polycarpe, pourrait-il faiblir ?
Le proconsul s'énerve, menace :
- J'ai des bêtes, ici. Je te ferai livrer aux lions, si tu ne changes pas d'avis.
- Appelle-les ! Je ne changerai pas d'avis.
- Puisque tu méprises les bêtes, je te ferai brûler par le feu !
- Tu me menaces d'un feu qui brûle un moment, puis s'éteint ... car tu ignores le feu du jugement à venir !
La joute verbale se poursuit. Brûlant d'ardeur, tout empli de l'amour de Jésus, Polycarpe ne transige pas. Pourtant, cette épreuve, il ne l'a pas cherchée. Lorsque, quelques jours plus tôt, il a entendu parler d'arrestations et de persécutions parmi les chrétiens, il s'est prudemment éloigné, trouvant refuge dans une villa des environs de Smyrne. MIas un esclave soumis à la torture l'a dénoncé et le vieil évêque a compris que l'heure était venue. Depuis qu'en son jeune âge il a entendu Jean, l'Apôtre du Seigneur, il appartient à la Lumière. Il appartient à l'Amour. Il appartient à la Vérité. Il appartient au Christ. Polycarpe loue le Seigneur qui lui a donné tant d'années pour instruire et enseigner à son tour ceux qui lui ont été confiés, les chrétiens de l'Eglise de Smyrne qu'il conduit comme un père et auxquels maintenant il va donner le plus sûr des témoignages, celui du sang. Quand Quadratus agite la main, Polycarpe ne frémit pas. Il pourrait murmurer "tout est accompli" si un instant il osait se croire digne d'imiter dans sa chair le sacrifice du Seigneur. Aussitôt, un héraut court au centre du stade et crie dans trois directions : "Polycarpe s'est déclaré chrétien !" Alors les gradins grondent de colère, et de partout fusent les cris et les accusations :
- Impie, impie ! Voilà le destructeur de nos dieux, celui qui dit de ne pas sacrifier !
- C'est lui le père des chrétiens d'Asie, lui jette-t-on comme une suprême insulte.
Polycarpe reçoit l'opprobre comme une grâce. Le Christ fut condamné comme roi des Juifs, il le sera comme père des chrétiens. Plaise au Seigneur qu'il soit celui d'une multitude !
La foule a soif de sang, "qu'on lâche les lions", mais les lions sont fatigués, ils ont déjà combattu. "Le feu ! Que Polycarpe soit brûlé vif !" Tout alors va très vite. Les spectateurs dévalent les gradins, se dispersent et ramassent en courant le bois nécessaire dans les ateliers du stade où sont réparés les chars, dans les chantiers alentour et dans les bains publics, dont on arrache les bancs. Le bûcher est prêt. La foule, enragée et bourdonnante, trépigne maintenant d'impatience. Polycarpe se déshabille sans trembler. Il semble prier. Les uns veulent le clouer au gros madrier qui est au centre du bûcher, les autres le lier.
- Laissez-moi ainsi ... Celui qui me donne la force de supporter le feu, me donnera aussi, même sans la protection des clous, de rester immobile sur le bûcher.
La fermeté de Polycarpe impressionne ses bourreaux. Adossé au madrier, la prière du vieil évêque monte vers Celui de qui vient toute paternité.
- Seigneur Dieu tout-puissant, Père de ton enfant bien-aimé et béni, Jésus-Christ, par qui nous avons reçu la connaissance de ton nom, Dieu des anges, des puissances, de toute la création, et de toute la race des justes qui vivent en ta présence, je te bénis pour m'avoir jugé digne de ce jour et de cette heure, de prendre part au nombre de tes martyrs, au calice de ton Christ, pour la résurrection de la vie éternelle de l'âme et du corps, dans l'incorruptibilité de l'Esprit Saint. Avec eux, puissé-je être admis aujourd'hui en ta présence comme un sacrifice gras et agréable, comme tu l'avais préparé et manifesté d'avance, comme tu l'as réalisé, Dieu sans mensonge et véritable. Et c'est pourquoi pour toutes choses je te loue, je te bénis, je te glorifie, par le grand-prêtre éternel et céleste Jésus-Christ, ton enfant bien-aimé, par qui soit la gloire à toi avec lui et l'Esprit-Saint, maintenant et dans les siècles à venir. Amen.
Sur le bûcher du sacrifice qu'il n'a pas refusé, le vieil homme se fait passeur de lumière, flambeau vivant de la foi. Mais voilà que les flammes du foyer se voûtent et entourent Polycarpe, qui ne brûle pas ! Une vapeur d'encens se répand dans les airs. L'évêque martyr n'a pas cessé de prier.
Comme le feu ne l'atteint pas, la foule incrédule ordonne à celui qui achève les blessés dans l'arène, le confector, d'exercer son office. Percé d'un coup de poignard, Polycarpe s'effondre. Son sang inonde le bûcher avec tant d'abondance que la foule en demeure interdite.
Les chrétiens présents, cachés dans la foule, étouffent leurs pleurs. L'admirable prière de Polycarpe, leur père dans la foi, se grave dans leur coeur.
Telle fut la naissance de Polycarpe auprès du Christ.