Il confesse « un léger trac, les cinq premières minutes», lorsqu’il prêche devant le pape, les cardinaux, la curie, le corps diplomatique et tout le gratin romain dans une basilique Saint-Pierre archi-comble. « Plus par peur de trahir le sujet que par crainte du public » précise, en un français parfait, le capucin polyglotte, dans le parloir de son couvent de la via Piemonte. Raniero Cantalamessa, 73 ans, a un sourire immaculé de charmeur de dames à la Vittorio Gassman, une barbe blanche rasée de près, une bure brune ceinte d’une corde claire. Et un nom qui sonne comme une vocation : «Celui qui chante la messe».
On pourrait lui accoler le surnom de « Predicaelpapa » : « Celui qui prêche au pape ». Voilà vingt-sept ans que ce grand prêcheur devant l’Eternel - et son serviteur romain - assume la charge de Prédicateur de la Maison Pontificale : le plus long mandat de l’histoire de l’Eglise. «Cela s’explique par la patience héroïque de Jean-Paul II à mon égard, sans parler de celle de Benoît XVI qui m’écoutait déjà lorsqu’il était le cardinal Ratzinger», dit-il d’une voix éraillée par la retraite qu’il vient de donner en Espagne. Sa mission est délicate : elle requiert ouverture du coeur, rectitude de la pensée, audace de l’esprit. Et beaucoup d’humilité : le capucin a abordé les sujets les plus impossibles qui soient, de la sainte Trinité à la divine Pauvreté en passant par « les mystères du Christ dans la vie de l’Eglise ». Si toute vérité est bonne à croire, elle n’est pas forcément facile à dire, ni à circonscrire en vingt minutes d’homélie. En un quart de siècle, la prédication de cet Hercule de la théologie a embrassé tous les articles de la Foi. «Sans les épuiser», rassure-t-il en riant.
Parmi les mille chef-d’œuvres de Rome, il est une fresque que Raniero aime particulièrement. Celle du Caravage, exposée en l’église Saint Louis des Français, représentant l’appel de l’apôtre Mathieu. On y voit le Christ pointer un doigt et fixer un regard vers le collecteur d’impôt. Celui-ci se retourne, une main sur ses pièces ; croise les yeux du Maître ; s’interroge un instant qui pèse un éternité ; et laisse tout pour Le suivre. L’appel de l’apôtre Raniero fut aussi impérieux. A la différence que ce dernier n’eut pas à quitter de grands biens pour répondre à l’invitation incisive ressentie à l’âge de 13 ans.
Il naît le 22 juillet 1934, à Colli del Tronto, dans les Marches (centre de l’Italie), au sein d’une famille pauvre. Son enfance est baignée de foi et imprégnèe des peurs secrétées par la guerre : un père mobilisé pour lequel on craint ; les exactions des soldats ivres ; la terreur devant ces Allemands qui, dit-on, enlèvent les enfants. « A la fin du conflit, j’étais soulagé…mais je ne savais pas quoi faire de ma vie. Je suis entré dans un petit séminaire capucin. Lors de la première retraite, j’ai réalisé avec une clarté incroyable que le Seigneur m’appelait et qu’il ne pourrait y avoir d’autre plénitude pour moi. Cette évidence m’est restée. C’est une grâce immense », dit-il en confidence.
Raniero ne cache pas sa dette à l’égard du Renouveau charismatique. Il en est un ardent avocat au Vatican. «Mon chemin est analogue à celui de saint Paul : j’ai d’abord été un persécuteur ! » (lire notre entretien demain). Méfiance et soupçon devant ces excités qui dévissent les ampoules, et psalmodient des borborygmes incompréhensibles. Il déconseille à ses ouailles de s’y frotter. Jusqu’au jour où il ne peut éviter une invitation à un rassemblement. Il se planque dans l’ombre d’un confessionnal. « Là, j’ai été émerveillé devant les repentances que j’entendais, d’une pureté et d’une profondeur jamais rencontrées».
Le docteur Cantalamessa se met à étudier les mouvements charismatiques prophétiques des premiers siècles pour en avoir le cœur net et discerner une éventuelle analogie. En 1977, une donatrice lui offre de participer à une rencontre charismatique oecuménique à Kansas City. « Je devais aller aux Etats-Unis pour apprendre l’anglais : j’ai décidé de profiter de l’occasion.» Après le meeting, il est invité chez des amis qui lui proposent de prier pour lui, sur lui, à la mode « chacha ». Il ne veut pas vexer en refusant. Se laisse faire. C’est indolore et sans chaleur. Ouf, il s’en sort indemne. Du moins, le croit-il. « C’est dans l’avion du retour, en lisant mon bréviaire, que j’ai réalisé le changement : les psaumes étaient devenus vivants ; ils semblaient avoir été écrits la veille à mon intention. C’était un signe qu’il s’était passé quelque chose : l’Esprit-Saint fait que la Parole de Dieu devient vivante.»
Saint Paul a eu son chemin de Damas, Raniero aura son chemin du Kansas. «Quand je suis rentré en Italie, les gens se sont exclamés : miracle ! Nous avons envoyé Saul aux Etats-Unis, c’est Paul qui en revient !» Le mélancolique, qui se réfugiait volontiers dans sa « passion pour l’étude », rayonne d’une joie et d’une ferveur nouvelles. Directeur de département à l’Université de Milan, spécialiste reconnu de patristique et de Christologie, expert de Péguy et de Kierkegaard, le docteur en théologie décide de quitter ses postes pour devenir prédicateur itinérant de la Parole de Dieu. Il soumet cet appel intérieur à son directeur de conscience. Celui-ci le confirme après un temps d’épreuve et un an de discernement. Raniero s’apprête à prendre la route quan, en 1980, Jean-Paul II le nomme Prédicateur. Tous les chemins mènent à Rome ? «Malgré mes efforts, je n’ai pas trouvé de raisons suffisantes pour répondre non ». Il aura juste quelques semaines pour préparer son « premier Carême ». Sur le thème du Baptême du Christ, et l’Esprit saint dans la vie de Jésus. «Le baptême, c’est la Pentecôte du Christ, comme la Pentecôte est le baptême de l’Eglise. » Le Paraclet ne le lâche pas.
Plus il avance en âge et en sagesse, plus frère Cantalamessa est tenté de prêcher par le silence, à l’image de sa sainte préférée, la bienheureuse Angèle de Foligno. Celle-ci, incitée par son confesseur à raconter ses visions, répondait : « Si tu voyais ce que je vois et que tu devais monter au pupitre pour prêcher, je te dis ce que tu ferais. Tu t’arrêterais un instant, puis en regardant les gens, tu dirais : «Mes frères, allez avec la bénédiction de Dieu, car aujourd’hui je ne peux rien vous dire !» Et tu descendrais du pupitre en silence.»
Mais pressé par l’obéissance, le capucin continue de prêcher l’indicible avec de pauvres mots confiés à l’Esprit : «Ne pouvant rien ajouter par moi-même, je cherche secours dans l’expérience de l’Eglise » confesse-t-il. Conscient, tel saint Augustin, que tout discours sur les mystères divins est une tentative de puiser de l’eau avec une dé à coudre dans un océan béant. Et convaincu qu’il s’exclamera, en passant les portes de la Jérusalem céleste, émerveillé : « Totaliter aliter » (C’est tout autre chose) Alors, il imagine volontiers son cher Jean-Paul II le relever avec ces mots de réconfort : « Mon bon Raniero, ne t’inquiète pas : on en est tous là ! »
Luc Adrian
(à suivre)