Il faut se la vivre
Au hasard des jours
Et au fil des nuits
Faut se l'emmener
Jusqu'à l'autre rive.
Faut se l'espérer
Son coin de Paradis...
Vous avez peut-être reconnu dans ces quelques lignes le début d'une des chansons de celui dont les funérailles ont eu lieu ce samedi matin à l'église de la Madeleine à Paris : Henri Salvador. Je crois que non seulement ses paroles mais sa personnalité tout entière peuvent nous aider à comprendre l'enjeu de l'évangile que nous venons d'entendre : celui de la Transfiguration.
Comme je vous le disais déjà l'année dernière, aujourd'hui, ce n'est pas la fête de la Transfiguration, qui est fixée au mois d'août. Nous lisons - et nous sommes appelés à vivre - cet évangile dans le contexte du Carême, c'est-à-dire dans le cadre de notre montée vers la solennité de Pâques.
Dimanche dernier, la tentation du Christ nous a fait découvrir la réalité profonde de Jésus comme Messie et Fils de Dieu. Une semaine plus tard, l'épisode de la transfiguration nous montre quelle est cette filiation que nous sommes appelés à partager en tant que disciples du "Fils bien-aimé".
Si nous plaçons cet épisode dans le contexte évangélique de saint Matthieu, nous voyons que Jésus est en train d'éduquer ses disciples à une foi authentique pour qu'ils puissent ensemble former l'Église, prémices de la communauté du Royaume. Le chapitre 17 notamment nous fait voir comment ils passent peu à peu de la crainte inquiète à la liberté filiale en percevant ce qu'est la foi toute-puissante :
Alors les disciples s'approchèrent de Jésus et lui dirent en particulier : « Pour quelle raison est-ce que nous, nous n'avons pas pu l'expulser ? » Jésus leur répond : « C'est parce que vous avez trop peu de foi. Amen, je vous le dis : si vous avez de la foi gros comme une graine de moutarde, vous direz à cette montagne : "Transporte-toi d'ici jusque là-bas", et elle se transportera ; rien ne vous sera impossible. » (17, 19-21)
L'allusion aux trois tentes que Pierre propose de construire évoque la fêtes des Huttes, des Cabanes ou des Tentes (cf. Lv 23, 33-36), pendant laquelle les Juifs séjournaient dans des huttes de feuillage qui rappellent le séjour des Hébreux au désert et la fraglité de l'homme. Le dernier jour de la fête, on célébrait la joie de la Loi, le don de l'Alliance sur la montagne du Sinaï.
C'est aussi sur une montagne élevée, et à l'écart, que Jésus, nouveau Moïse, libérateur de son peuple, emmène les trois disciples qu'il a choisis, ceux qui assisteront aussi, de loin, à sa prière à Gethsémani (cf. Mt 26, 37). Comme Moïse, Élie, lui aussi, avait retrouvé et affermi sa vocation à la montagne de Dieu (cf. Ex 3, 1-12 ; 1 R 19, 8). Ces deux grandes figures de l'Ancien Testament sont présentes auprès de Jésus transfiguré, non seulement comme symboles de la Loi et des Prophètes, mais aussi comme médiateurs de l'Alliance, Moïse représentant le début et Élie, emporté par un char de feu, la fin de l'Histoire qui s'accomplit en Jésus comme en Celui qui juge les vivants et les morts.
"Celui-ci est mon Fils bien-aimé" (v. 5) : ce ne sont plus "les cieux ouverts" et la "descente de l'Esprit", mais le soleil et la lumière dont Jésus est revêtu qui manifestent qu'en lui se trouve la réalité du ciel, c'est-à-dire Dieu lui-même.
"Entendant cela, les disciples tombèrent la face contre terre et furent saisis d'une grande frayeur" (v. 6). Matthieu qui ajoute cette mention, ne nous dit pas si la crainte qui s'empare alors des disciples vient de l'écoute de la voix de la nuée ou de ce que dit Jésus. Mais les paraboles du chapitre 13 nous rappellent l'importance de cette écoute et de la compréhension qui doit suivre. La crainte, c'est l'image de la mort par laquelle les disciples doivent passer pour être relevés, ou plus précisément, réveillés par Jésus :
Relevez-vous, et n'ayez pas peur !
"Levant les yeux, ils ne virent plus que lui, Jésus seul" (v. 8). Le récit se centre sur Jésus "seul". L'Alliance demandait de s'attacher à Dieu seul (cf. Dt 6, 4. 13 ...). Désormais, c'est par Jésus seul qu'on va au Dieu unique. Il est la réalité à partir de laquelle toute l'histoire humaine - et toute vie humaine - prend sens et valeur. Pour que les disciples puissent découvrir cette place que prend Jésus, il est nécessaire qu'il vienne auprès d'eux et qu'il les touche d'un geste qui guérit et qui donne le salut.
Tout ce que je viens de vous dire à partir du texte de cet évangile de la transfiguration est pour vous inviter à ne pas vous la représenter comme un spectacle "son et lumière". Ce mystère de la transfiguration est là pour nous aider à pénétrer, du moins si nous en avons le désir, dans la réalité la plus profonde du Christ.
Qui d'entre vous qui êtes ici dans cette église est un homme ou une femme de désir ? Le désir de connaître et d'aimer Jésus davantage est-il une réalité pour vous ? Je pose la question de manière différente : que représente pour vous le prêtre que je suis ? Le prêtre est là justement pour vous aider à rencontrer Jésus, pour vous aider à grandir dans la connaissance aimante de son Coeur. Il y en qui prennent le prêtre pour un magicien, d'autres pour un gendarme, d'autres encore pour un travailleur social, un fonctionnaire, une distributeur automatique de sacrements... ou l'ennemi à abattre. Je vais vous faire une confidence (sans donner de noms, bien sûr) : depuis les trois années et demie que je suis ici au Vert-Pré, une personne m'a demandé de donner des enseignements bibliques et une autre m'a demandé : "Faire oraison, qu'est-ce que c'est, comment faire oraison ?" ... On n'entend pas ces questions tous les jours : deux fois en trois années et demie ! Et c'est pour cela que le Seigneur vous a envoyé un prêtre !
Pour contempler Jésus transfiguré, il faut être soi-même transfiguré, c'est-à-dire être pris dans le rayonnement du Fils bien-aimé du Père, appelé à souffir pour les hommes. Il faut se nourrir de la Parole de Dieu (cf. la prière d'ouverture du 2° dimanche de Carême) ; il faut faire oraison, parce que c'est dans le silence de l'oraison que la Parole peut germer pour porter beaucoup de fruit.
Pierre ne parvenait pas à concilier souffrance et gloire (cf. Mt 16, 22-23). Qui d'entre nous n'éprouve pas cette difficulté ? La transfiguration nous rappelle que pour vivre avec Jésus dans la gloire, il faut mourir avec lui sur la croix. Si nous ne voulons pas passer par la croix, nous ne pourrons pas percevoir vraiment la réalité de la vie filiale de Jésus et de la nôtre, celle de notre baptême.
Portons-nous un regard transfiguré sur les évènements et sur les personnes ? La transfiguration, ce n'est pas un spectacle son et lumière ; c'est la perception de Dieu à travers la vie de tous les jours. Notre foi nous fait-elle découvrir cette réalité et ce regard, ou bien, voulons-nous, comme Pierre, réduire la certitude de la présence de Dieu aux proportions d'une foi étriquée et superficielle, avide de manifestations spectaculaires et insolites ou d'émotions agréables ? On n'enferme pas la gloire de Dieu dans la sécurité d'une tente fragile ! C'est la gloire de la Croix qui nous héberge tous sous son ombre.
La vie, c'est la vie
Il faut se la vivre
Au hasard des jours
Et au fil des nuits
Faut se l'emmener
Jusqu'à l'autre rive.
Faut se l'espérer
Son coin de Paradis.
Henri Salvador continue sa chanson en disant : il y a ceux qui voudraient faire croire que tout est rose dans la vie. (Ce sont les marchands d'un bonheur facile mais factice. Succès assuré ! C'est la course à la fête, aux distractions et aux évasions.) Il y a aussi ceux qui disent que tout est gris. (Résultat : c'est la déprime, la consommation de somnifères et de tranquilisants, la révolte et enfin le suicide.) Non ! Dans toute vie, "c'est un mélange de gris et de rose, ... c'est un collier de rose et de gris".
Si la foi chrétienne nous faisait voir tout en rose, tout le monde serait chrétien, bien sûr. Enfin, chrétien, si l'on peut dire, car être chrétien c'est ressembler de plus en plus au portrait que Jésus a fait de lui-même dans le clair-obscur des Béatitudes. Inversement, si la foi chrétienne ne nous faisait voir que du gris, nous serions tous en train de ... broyer du noir. Dans les deux cas, nous resterions enfermés sur nous-mêmes, alors que Thérèse de Lisieux nous dit : "Aimer, c'est tout donner, et se donner soi-même".
Mais c'est Dieu qui nous a aimés le premier. Nous autres, nous ne pouvons donner que du trop plein de ce que nous avons reçu. Le trop plein, c'est l'Amour infini, c'est la Gloire transfigurante de Dieu. Que ce soit sur la montagne de la Transfiguration ou au jardin de l'Agonie, voilà la vie qu'il faut vivre. Entre les deux, il ne nous appartient pas de choisir. C'est Jésus qui appelle qui il veut, quand il veut. Mais s'il nous appelle sur la "Montagne", c'est toujours pour nous fortifier pour le travail du "Jardin", et s'il nous appelle au "Jardin", ce n'est jamais sans nous avoir invité sur la "Montagne" ... dans la vie de tous les jours.