Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres.
En Isaïe, nous avons entendu :
Alors s'ouvriront les yeux des aveugles et les oreilles des sourds.
Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la bouche du muet criera de joie.
Ce qui est annoncé par le prophète se réalise dans la personne de Jésus. L'Ancien Testament est le temps des promesses, le Nouveau celui de l'accomplissement.
Dieu nous promet "un bonheur sans fin". Très bien. Le bonheur, qui ne le veut pas ? Mais voilà : ce bonheur-là ne nous intéresse guère. Ce qui nous intéresse, ce n'est pas le bonheur que Dieu nous propose. On dit que c'est abstrait, lointain. On veut du concret, et tout de suite.
Quelle est notre idée du bonheur ? Quand on écoute ce qui se dit dans les nouvelles, quand on regarde ce qui se passe dans l'actualité, on ne voit nulle part des chefs d'état, des hommes politiques, nous promettre "un bonheur sans fin", c'est-à-dire l'éternité auprès de Dieu. Et on ne voit nulle part des syndicats déposer des préavis de grève pour le réclamer. Ce qui nous intéresse, c'est le pouvoir d'achat (surtout en période de fin d'année !). Les commerçants, eux, le savent bien : c'est en cette période qu'ils font leur meilleur chiffre d'affaires de l'année. Ils sont de plus en plus nombreux à revendiquer même la possibilité d'ouvrir le dimanche. Ainsi, le dimanche ne sera plus le jour "du Seigneur", mais le jour "des achats" ... et des ventes, avec notre complicité, si nous ne réagissons pas.
Ce qui nous intéresse, en somme, ce que nous espérons, c'est le paradis sur terre. L'éternité, en comparaison, nous paraît non seulement quelque chose de lointain et de vague, mais d'ennuyeux même. C'est ce que disait Benoît XVI dans "Spe salvi" (n° 10) :
Mais alors se fait jour la question suivante : voulons-nous vraiment cela – vivre éternellement ? Peut-être aujourd'hui de nombreuses personnes refusent-elles la foi simplement parce que la vie éternelle ne leur semble pas quelque chose de désirable. Ils ne veulent nullement la vie éternelle, mais la vie présente, et la foi en la vie éternelle semble, dans ce but, plutôt un obstacle. Continuer à vivre éternellement – sans fin – apparaît plus comme une condamnation que comme un don. Bien sûr, on voudrait renvoyer la mort le plus loin possible. Mais vivre toujours, sans fin – en définitive, cela peut être seulement ennuyeux et en fin de compte insupportable.
Vive la réincarnation ! Là, au moins, le menu est varié. On risque donc moins de s'ennuyer. Et puis, moyennant l'euthanasie et un peu de compassion humaine, cela permet sans trop de problèmes de mettre fin à ses jours dès qu'avec l'âge, la maladie devient trop pénalisante, pour pouvoir recommencer en pleine forme dans une autre. Pourquoi n'y a-t-on pas pensé avant ? J'exagère à peine.
Un peu plus loin (n° 11), Benoît XVI écrit :
Il y a clairement une contradiction dans notre attitude, qui renvoie à une contradiction intérieure de notre existence elle-même. D'une part, nous ne voulons pas mourir ; surtout celui qui nous aime ne veut pas que nous mourions. D'autre part, il est vrai que nous ne désirons pas non plus continuer à exister de manière illimitée et même la terre n'a pas été créée dans cette perspective. Alors, que voulons-nous vraiment ?
Oui, que voulons-nous vraiment ? Vivre longtemps, et donc voir sa santé se détériorer, ou mourir rapidement , alors qu'il y a encore tellement de choses à faire ?
On pourrait ajouter à cela le fait que dans l'esprit de beaucoup de gens, encore aujourd'hui, la perspective d'une vie éternelle est synonyme de l'accomplissement d'un devoir, d'une obéissance à des commandements plus pénibles les uns que les autres, une corvée en somme. C'est en partie la faute des théologiens, influencés par la morale de Kant. Mon professeur de théologie morale fondamentale a été parmi ceux qui ont le plus réagi contre cette déviation :
La principale tâche qui incombe aux moralistes, de nos jours est de rétablir pleinement la communication entre la théologie morale et la Parole de Dieu. Il faut saisir cette grâce que nous offre le Concile (Vatican II).
Quand Dieu parle, c'est pour nous promettre le bonheur !
Dans le prologue de son ouvrage "Aux sources de la morale", c'est ainsi que le Père Pinckaers ouvre la voie à une présentation de morale chrétienne comme un traité du bonheur et des vertus, en fidélité à la pensée de Thomas d'Aquin, et non uniquement soumise à des impératifs ou des obligations. En effet, aux 17ème et 18ème siècles, la morale casuistique et la morale kantienne ont axé l'agir humain sur le sentiment de l'obligation et l'impératif catégorique, créant une suprématie de la loi et de la norme au détriment de l'amour de Dieu et du prochain. Ce n'est pas étonnant si cela n'intéresse personne. Mais cette manière de voir ne correspond pas à la vérité de la Révélation.
Cela ne veut pas dire que l'on peut se permettre de faire des entorses aux commandements sans problèmes, ni que la vie chrétienne est un jardin de roses sans épines. L'espérance, même humaine, même quand elle s'étend au plan des choses d'ici-bas, porte toujours sur un bien qui nous attire (à la différence de la crainte qui consiste à fuir le mal). On peut dire que c'est une tendance commune à tous les êtres vivants : les plantes se tournent vers la lumière, les poules cherchent des vers toute la journée. Mais l'espérance porte sur un bien "ardu", difficile à obtenir. On désire, par exemple, avoir une belle maison, ou une salle paroissiale. C'est difficile ! Depuis le temps ... Il y a des désirs qui sont plus faciles à réaliser, mais quand on parle de l'espérance, il s'agit toujours de quelque chose de difficile et pourtant possible.
L'espérance, dit Aristote, c'est la spécialité des jeunes, de ceux qui sont dans une sorte d'état d'ivresse ... et de naïveté. On rêve et on ne se rend pas compte des difficultés. Mais ensuite viennent les déceptions, les désillusions, et puis le désenchantement. L'expérience, la patience (cf. 2e lect.) et la persévérance, elles, sont la spécialité des aînés. Tout l'art pour un jeune consiste à espérer sans impatience et pour un adulte à être patient sans revoir son espérance à la baisse.
Mais voilà : il y a des gens qu'on dit "avertis", qui ont de l'expérience et qui ont appris à se débrouiller dans la vie. Ils dégagent une assurance que d'autres leur envient. Et lorsque ceux qui envient sont honnêtes et ceux qui sont enviés malhonnêtes, alors ceux qui envient sont scandalisés. Comment se fait-il que ... ? Comment Dieu permet-il que ... ? C'est ce que Jean a pu se dire à lui-même. Voilà un homme (un jeune !) qui a vécu dans la justice, et il se trouve en prison. En voilà un autre qui mène une vie dissolue, et il habite dans un palace (sans parler des résidences secondaires) !
Mais nous oublions trop facilement que le combat que nous avons à mener n'est pas seulement pour réussir "dans la vie". L'issue du combat n'est pas seulement d'être pauvre ou riche, de vivre ou de mourir. L'issue c'est le ciel ou l'enfer ! Pour espérer le ciel, dans le combat de la vie, il ne suffit pas de savoir se débrouiller. Cela dépasse nos forces humaines. Il y faut le secours de Dieu. C'est la grâce de l'Esprit Saint, reçue au baptême, affermie par la confirmation, nourrie par l'Eucharistie.
Vous souvenez-vous de sainte Joséphine Bakhita ? Après quelques mois de catéchuménat, elle reçut le Sacrement de l'Initiation chrétienne et donc le nouveau nom de Giuseppina (Joséphine). C'était le 9 janvier 1890. Ce jour-là, elle ne savait pas comment exprimer sa joie. Ses grands yeux expressifs étincelaient, révélant une émotion intense. Ensuite on la vit souvent baiser les fonts baptismaux et dire : "Ici, je suis devenue fille de Dieu !" Pour rien au monde elle n'aurait voulu échanger son baptême contre le luxe. Elle aurait préféré être esclave jusqu'à la fin de sa vie, plutôt que d'être libre sans baptême.
Il y a un autre scandale, bien plus redoutable encore : le scandale de Dieu lui-même ! Celui qui nous promet un bonheur sans fin, ne nous dit-il pas dans l'Évangile :
Heureux celui qui ne tombera pas à cause de moi !
Quel est donc ce bonheur qui consiste à ne pas tomber, non pas à cause d'une adversité humaine, mais à cause de Dieu lui-même ? Bien évidemment, le but de Jésus n'est pas de nous "faire" tomber. Ce serait monstrueux. Le danger est que notre espérance chrétienne soit trop humaine et pas assez théologale. C'est le danger de la confusion entre nos rêves, notre imagination (à partir de la Parole de Dieu et de tout ce que vous voulez) et la sagesse de Dieu qui dépasse infiniment tout ce que nous pouvons concevoir et désirer (cf. Ép 3, 20 ; Ph 4, 7). Le Coeur infini de Dieu est tellement déroutant pour notre pauvre coeur ! Là aussi, nous avons bien besoin du secours de Dieu pour pouvoir passer de nos "petites espérances" à la grande espérance qui vient de Dieu.
Souvenez-vous encore de ce qu'écrivait BenoÎt XVI à propos de sainte Joséphine :
Désormais, elle avait une "espérance" – non seulement la petite espérance de trouver des maîtres moins cruels, mais la grande espérance : je suis définitivement aimée et quel que soit ce qui m'arrive, je suis attendue par cet Amour. Et ainsi ma vie est bonne. Par la connaissance de cette espérance, elle était "rachetée", elle ne se sentait plus une esclave, mais une fille de Dieu libre. Elle comprenait ce que Paul entendait lorsqu'il rappelait aux Éphésiens qu'avant ils étaient sans espérance et sans Dieu dans le monde – sans espérance parce que sans Dieu. (n° 3)
Un troisième aspect de la vie chrétienne dans l'espérance qui est souvent escamoté est son aspect communautaire. Notre espérance à nous est beaucoup trop individualiste. Pourvu qu'on soit sauvé, nous et ceux que nous aimons. Pour cela, on fait nos petites prières, nos petites affaires avec Dieu, voire même avec le prochain ... que nous avons soigneusement "sélectionné".
L'Église, dit le Concile Vatican II, est une communauté d'espérance (cf. LG. n° 8, cit. CEC n° 771). Notre espérance est tellement petite et étriquée !
Élargis l'espace de ta tente, déploie sans hésiter la toile de ta demeure, allonge tes cordages, renforce tes piquets ! (Is 54, 2)
Nous vivons à une époque où le monde est devenu un village. Si, nous chrétiens, nous offrons à ceux qui vivent sans Dieu le spectacle d'une petite espérance individualiste, il ne faudra pas s'étonner s'ils se moquent de nous. Au 19ème siècle, saint Joséphine vivait l'espérance, non pas seulement pour elle-même et pour sa famille restée au Soudan. Elle ressentait le besoin impérieux d'espérer pour tous, y compris pour ceux qui l'avaient vendue comme esclave à plusieurs reprises et pour ceux qui l'avaient battue tous les jours jusqu'au sang.
Le monde dans lequel nous vivons est un monde qui a voulu remplacer l'espérance chrétienne par le mythe du progrès : le progrès de la science, de la technique, des performances sportives et autres, de la consommation à outrance, du pouvoir d'achat ... Mais ce monde est devenu un monde désenchanté qui se rend compte que le progrès n'est pas celui qui avait été espéré : c'est "le progrès qui va de la fronde à la mégabombe" (n° 22).
Ce n'est pas la science qui rachète l'homme. L'homme est racheté par l'amour. (n° 26)
Et donc pas l'homme individuel, mais l'homme dans sa relation avec Dieu et avec les autres :
La relation avec Dieu s'établit par la communion avec Jésus – seuls et avec nos seules possibilités nous n'y arrivons pas. La relation avec Jésus, toutefois, est une relation avec Celui qui s'est donné lui-même en rançon pour nous tous (cf. 1 Tm 2, 6). Le fait d'être en communion avec Jésus Christ nous implique dans son être "pour tous", il en fait notre façon d'être. Il nous engage pour les autres, mais c'est seulement dans la communion avec Lui qu'il nous devient possible d'être vraiment pour les autres, pour l'ensemble. (n° 28)
Un peu plus loin, avant de passer à la partie de l'encyclique que nous évoquerons dimanche prochain, Benoît XVI fait le point (n° 30-31) :
Résumons ce que nous avons découvert jusqu'à présent au cours de nos réflexions. Tout au long des jours, l'homme a de nombreuses espérances – les plus petites ou les plus grandes –, variées selon les diverses périodes de sa vie. Parfois il peut sembler qu'une de ces espérances le satisfasse totalement et qu'il n'ait pas besoin d'autres espérances. Dans sa jeunesse, ce peut être l'espérance d'un grand amour qui le comble ; l'espérance d'une certaine position dans sa profession, de tel ou tel succès déterminant pour le reste de la vie. Cependant, quand ces espérances se réalisent, il apparaît clairement qu'en réalité ce n'était pas la totalité. Il paraît évident que l'homme a besoin d'une espérance qui va au-delà. Il paraît évident que seul peut lui suffire quelque chose d'infini, quelque chose qui sera toujours plus que tout ce qu'il peut atteindre. En ce sens, les temps modernes ont fait grandir l'espérance de l'instauration d'un monde parfait qui, grâce aux connaissances de la science et à une politique scientifiquement fondée, semblait être devenue réalisable. Ainsi l'espérance biblique du règne de Dieu a été remplacée par l'espérance du règne de l'homme, par l'espérance d'un monde meilleur qui serait le véritable "règne de Dieu". Cela semblait finalement l'espérance, grande et réaliste, dont l'homme avait besoin. Elle était en mesure de mobiliser – pour un certain temps – toutes les énergies de l'homme; ce grand objectif semblait mériter tous les engagements. Mais au cours du temps il parut clair que cette espérance s'éloignait toujours plus. On se rendit compte avant tout que c'était peut-être une espérance pour les hommes d'après-demain, mais non une espérance pour moi. Et bien que le "pour tous" fasse partie de la grande espérance – je ne puis en effet devenir heureux contre les autres et sans eux – il reste vrai qu'une espérance qui ne me concerne pas personnellement n'est pas non plus une véritable espérance. Et il est devenu évident qu'il s'agissait d'une espérance contre la liberté, parce que la situation des choses humaines dépend pour chaque génération, de manière renouvelée, de la libre décision des hommes qui la composent. Si, en raison des conditions et des structures, cette liberté leur était enlevée, le monde, en définitive, ne serait pas bon, parce qu'un monde sans liberté n'est en rien un monde bon. Ainsi, bien qu'un engagement continu pour l'amélioration du monde soit nécessaire, le monde meilleur de demain ne peut être le contenu spécifique et suffisant de notre espérance. Et toujours à ce propos se pose la question : Quand le monde est-il "meilleur" ? Qu'est ce qui le rend bon ? Selon quel critère peut-on évaluer le fait qu'il soit bon ? Et par quels chemins peut-on parvenir à cette "bonté" ?
Encore une chose: nous avons besoin des espérances – des plus petites ou des plus grandes – qui, au jour le jour, nous maintiennent en chemin. Mais sans la grande espérance, qui doit dépasser tout le reste, elles ne suffisent pas. Cette grande espérance ne peut être que Dieu seul, qui embrasse l'univers et qui peut nous proposer et nous donner ce que, seuls, nous ne pouvons atteindre. Précisément, le fait d'être gratifié d'un don fait partie de l'espérance. Dieu est le fondement de l'espérance – non pas n'importe quel dieu, mais le Dieu qui possède un visage humain et qui nous a aimés jusqu'au bout – chacun individuellement et l'humanité tout entière. Son Règne n'est pas un au-delà imaginaire, placé dans un avenir qui ne se réalise jamais ; son règne est présent là où il est aimé et où son amour nous atteint. Seul son amour nous donne la possibilité de persévérer avec sobriété jour après jour, sans perdre l'élan de l'espérance, dans un monde qui, par nature, est imparfait. Et, en même temps, son amour est pour nous la garantie qu'existe ce que nous pressentons vaguement et que, cependant, nous attendons au plus profond de nous-mêmes : la vie qui est "vraiment" vie.