Le Jugement dernier dans l'interprétation de Fra Angelico, Armadio degli Argenti (1451-1453).
Ce qui caractérise l'eschatologie du Nouveau Testament par rapport à celle d'Israël avant le Christ, c'est que pour elle le "Jour du Seigneur", l'événement eschatologique, est déjà arrivé avec la Pâque de Jésus (Passion - Mort - Résurrection). L'interprétation des paroles de Jésus, telles que nous les rapportent les évangiles, qui semblent annoncer la parousie (d'un mot grec 'parousia' qui signifie "présence") comme imminente, soit de son vivant, soit aussi après sa mort, a donné lieu à diverses théories. Du point de vue catholique, l'explication qui suppose que Jésus se serait trompé et n'aurait donc pas prévu le "temps de l'Église", du moins la durée1, est inacceptable. Dans une telle hypothèse, l'Église, telle qu'elle est, n'aurait pas été fondée par le Christ, mais se serait organisée vaille que vaille pour remplir le vide laissé par le départ du Christ.
Ces diverses explications privilégient abusivement certaines séries de textes du Nouveau Testament au détriment d'autres séries : oui, le royaume de Dieu est présenté comme imminent, mais Jésus refuse de satisfaire la curiosité des apôtres en ce qui concerne l'heure et le jour ; les apôtres organisent la vie de l'Église comme devant durer indéfiniment (sans fixer aucune fin), et Jésus promet sa présence aux apôtres jusqu'à la fin des temps2. Même s'il semble que les apôtres et les premiers chrétiens aient cru que la parousie du Christ se produirait durant leur vie terrestre, cela n'est nullement affirmé : au contraire on voit qu'ils ont admis, peut-être en un second temps, que cela n'arrivera que plus tard, c'est-à-dire dans un avenir tout à fait indéterminé3.
La vraie conciliation est dans la tension, qui caractérise la vie de l'Église, entre le "déjà" et le "pas encore" (Oscar Cullmann) : le royaume de Dieu est déjà là, au milieu de nous (il était déjà là quand le Christ était sur terre, et cette présence est continuée par l'Église, qui est son corps) ; mais simultanément il est à venir : la parousie du Christ est annoncée pour un jour indéterminé, qui sera le jour du jugement, et aussi de la résurrection4 Pour l'Église d'abord se vérifie le mot de saint Jean : ce que nous serons n'a pas encore été manifesté (1 Jn, 3, 2). Jésus annonce aux apôtres des persécutions dans l'accomplissement de leur mission, et en même temps il leur promet sa présence, celle du Saint-Esprit.
Saint Paul a souligné de la façon la plus saisissante ce paradoxe de la vie chrétienne : dans la lettre aux Romains il marque la nécessité de participer à la mort du Christ, d'abord par le baptême, puis par la vie nouvelle, et, moyennant cela, promet de participer à sa résurrection :
Car, si nous avons été unis à lui par une mort qui ressemble à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection qui ressemblera à la sienne. (Rm 6, 5)
Puisque nous sommes ses enfants, nous sommes aussi ses héritiers : héritiers de Dieu, héritiers avec le Christ, si du moins nous souffrons avec lui pour être avec lui dans la gloire. (Rm 8, 17)
Et voici que dans ses lettres postérieures, il donne cette promesse comme déjà réalisée, au coeur même des épreuves :
Dans le baptême, vous avez été mis au tombeau avec lui et vous êtes ressuscités avec lui par la foi en la force de Dieu qui l’a ressuscité d’entre les morts. (Col 2, 12)
Mais Dieu est riche en miséricorde ; à cause du grand amour dont il nous a aimés, nous qui étions des morts par suite de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ : c’est bien par grâce que vous êtes sauvés. Avec lui, il nous a ressuscités et il nous a fait siéger aux cieux, dans le Christ Jésus. (Ep 2, 4-6)
Le sens de ce mystérieux dessein de la Providence est nettement marqué : il s'agit pour le croyant (et donc pour la communauté des croyants qu'est l'Église jusqu'à la fin des temps) d'être d'abord crucifié avec le Christ avant de participer à sa gloire. C'est ainsi que le Jour du Seigneur annoncé par toute la Bible est bien essentiellement le Jour de la Résurrection de Jésus, qui inaugure les temps messianiques. Mais toute la gloire et le triomphe de ce jour, en ce qui concerne l'Église, demeurent occultés sous la réalité temporelle de la souffrance, des péchés et de tous les errements de ses membres, dans la foi.
C'est ainsi que toute l'Église peut se retrouver dans l'expérience de saint Paul :
Si je voulais me vanter, ce ne serait pas folie, car je ne dirais que la vérité. Mais j’évite de le faire, pour qu’on n’ait pas de moi une idée plus favorable qu’en me voyant ou en m’écoutant. Et ces révélations dont il s’agit sont tellement extraordinaires que, pour m’empêcher de me surestimer, j’ai reçu dans ma chair une écharde, un envoyé de Satan qui est là pour me gifler, pour empêcher que je me surestime. Par trois fois, j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi. Mais il m’a déclaré : « Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. » C’est donc très volontiers que je mettrai plutôt ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure. C’est pourquoi j’accepte de grand cœur pour le Christ les faiblesses, les insultes, les contraintes, les persécutions et les situations angoissantes. Car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. (2 Co 12, 6-10)
Ainsi le Jour du Seigneur se décompose en deux séries d'événements séparés dans le temps, mais si intimement liés que les seconds sont déjà précontenus dans les premiers, et ne feront que rendre manifeste ce qui était caché en eux : les événements de la première venue du Christ (naissance, vie, passion, mort, résurrection), les derniers événements, ceux de la venue du Seigneur dans la gloire, qu'il annonçait en plein Sanhédrin au moment où il était jugé :
Le grand prêtre lui dit : « Je t’adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si c’est toi qui es le Christ, le Fils de Dieu. » Jésus lui répond : « C’est toi-même qui l’as dit ! En tout cas, je vous le déclare : désormais vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant et venir sur les nuées du ciel. » (Mt 26, 63-64)
C'est la Parousie qui doit marquer la fin des temps, l'achèvement de la rédemption par la résurrection des morts, le Jugement et la manifestation éblouissante du Royaume de Dieu, avec l'exclusion de ceux qui l'auront renié sur la terre5.
1. Par exemple : Oscar Cullmann, Christ et le temps, Delachaux et Niestlé, 1963.
2. Mt 28, 20.
3. Jn 21, 23 ; 2 Co 5, 1-10 ; Ph 1, 19-26.
4. Mt 24, 37-50 ; 25, 13 ; 26, 29 ; Lc 17, 24 ;Jn 6, 40.44.54 ; Rm 2, 5-16 ;13, 12 ; 1 Co 1, 8 ;2 Co 2, 14 ; 1 Th 5, 2.4., etc.
5. Lc 12, 9.