Son action en faveur des déshérités est incontestable. Néanmoins, et surtout parce qu'il est prêtre ("est" parce que: "pour l'éternité"), les trompettes de la renommée de l'Abbé Pierre sont bien mal embouchées. Et pas seulement parce qu'il a commis "une gaffe monumentale" en niant l'Holocauste!
Si on compare l'Abbé Pierre à une Mère Teresa, par exemple, ce qui frappe tout de suite, c'est qu'alors que l'un (l'Abbé Pierre) comme l'autre (Mère Teresa) ont brûlé de charité pour les pauvres, l'un s'est permis pas mal d'entorses à l'enseignement de l'Église, alors que l'autre était d'une fidélité indéfectible. Il suffit d'évoquer la différence dans leur attitude respective envers Jean-Paul II. L'attitude envers la personne du Pape n'est certes pas pour un (prêtre) catholique le critère majeur en matière d'orthodoxie, mais c'est un signe éloquent.
Dans son "Testament" (Éditions Bayard, 1994, p. 102-103), l'Abbé Pierre écrivait avec des élans de (faux?) prophète:
Rien de très original, jusque là, sauf que "la rupture", revendiquée par certain(e)s en politique, quand elle est annoncée comme une bénédiction dans la bouche d'un prêtre concernant l'Église, est pour le moins une idée bizarre. "L'Église est à réinventer", m'écrivait un de mes contradicteurs se réclamant de lui sur mon blog cité (cf. infra). Saint Vincent de Lérins aurait de quoi se retourner dans sa tombe...
Mais il continue (c'est sous le pontificat de Jean-Paul II, quand celui-ci n'avait pas encore décidé de révéler le fameux troisième secret de Fatima):
On a toujours refusé de divulguer ce trosième secret. Je suis convaincu qu'il annonce la dislocation de cette carapace qui emprisonne l'Église et sous laquelle l'Évangile est métamorphosé en droit canon! Que celui-ci soit indispensable, je veux bien. Mais qu'on ne prétende pas apporter réponse à tout avec des articles 53, 114 bis, 250 ter, que sais-je encore... D'autant que, souvent, ils sont promulgués uniquement parce qu'ils correspondent à la personnalité, au tempérament de tel ou tel pape - dont je ne mets d'ailleurs nullement en cause la foi et la ferveur.
Parfois je me demande ce que signifie l'extraordinaire énergie dépensée par le pape actuel qui s'en va à travers le monde entier pour rendre présent le message, au risque, parfois, de se trouver au coude à coude et de serrer la main de ceux qui se sont scandaleusement enrichis, ou qui ont fait tuer tant d'innocents dans leur pays. Sans compter que la visite du témoin de Jésus charpentier suscite une étalage de luxe qu'aucun grand chef politique n'osait espérer.
Mais je suis certain que survivra le message, même si se disloque la carapace. À travers toutes ces péripéties, Dieu n'est-il pas toujours gagnant?
Il y aurait beaucoup de choses à (re)dire à ce passage du "Testament". Mais accuser avec un applomb souverain Jean-Paul II de ne pas publier le troisième secret de Fatima parce qu'il contiendrait des choses qui pourraient déranger dans son style de ministère celui qui, surtout après son attentat, a montré pour la personne et le message de Notre-Dame à Fatima tant d'attention et de reconnaissance, c'est quand-même un comble! Maintenant que le troisième secret a été publié, le lecteur jugera de la pertinence de ces propos. L'auteur du "Testament" a-t-il jamais présenté ses excuses, comme il l'a fait après avoir nié l'Holocauste?
Sans parler des écarts (publiquement avoués) de l'Abbé Pierre dans le domaine du célibat sacerdotal, ce qui est plus significatif est le fait qu'en maintes occasions l'Abbé s'est prononcé pour l'ordination sacerdotale des femmes, pourtant fermement et définitivement écartée par le Saint-Siège. Aurait-on imaginé une femme comme Mère Teresa adoptant une position semblable?
Et que dire des "convictions" exprimées par l'Abbé à propos de la contraception? Mère Teresa, selon l'aveu même du gouvernement indien, qui luttait à grand renforts de moyens contraceptifs, et donc de dollars, contre l'explosion démographique, s'est montrée, avec ses moyens dérisoires, infiniment plus efficace dans une population pourtant illettrée, en propageant les méthodes naturelles de régulation des naissances.
Sur mon blog Marie, éToile de l'évangélisation, suite à un article que j'avais rédigé au sujet de l'homosexualité, un de mes contradicteurs, pour soutenir ses propos, a invoqué nommément Mgr Gaillot et ... l'Abbé Pierre.
D'ailleurs les médias ont très bien compris à quelle porte il fallait aller sonner pour recueillir les commentaires "à chaud" après la mort du prêtre: on a vu et entendu la réaction de Mgr. Gaillot, lui aussi prétendant au titre de champion de la charité, mais défaillant en ce qui concerne le sens de la foi.
Or les deux sont liées. Une foi mal éclairée (l'Abbé Pierre mettait en doute également les dogmes de l'Immaculée Conception et de l'Assomption de la Vierge Marie!) ne peut pas produire une charité bien ordonnée; et, inversément, une charité mal ordonnée est signe d'une foi mal éclairée. La différence, c'est que, comme le disait en son temps le Cardinal Ratzinger (voir extrait en fin d'article), l'orthodoxie a mauvaise presse, tandis que l'orthopraxie recueille tous les sondages favorables. Pour revenir à Mère Teresa, si elle était estimée c'était à cause de son amour pour les pauvres, largement répercuté dans les media. Mais quand elle disait qu'il ne fallait plus s'étonner d'aucune misère, à partir du moment où l'avortement est légalisé, parce qu'il n'y a rien de plus grave, on s'est empressé de déconnecter cette sonnette d'alarme. L'Eucharistie et l'adoration du Saint-Sacrement tous les jours, ce n'est pas cela non plus qui a fait courir les journalistes et leurs lecteurs-auditeurs.
La plus grande pauvreté n'est pas la pauvreté matérielle, disait-elle aussi, c'est la pauvreté spirituelle. Une foi sous-alimentée est plus urgente à nourrir qu'un corps. Mais que fait l'Abbé Pierre de l'obligation de la messe dominicale? Une "valeur désuète". Dans le "Testament" qu'il nous a laissé, il écrit (p. 108...111):
La participation à la messe du dimanche n'est pas une prescription du Christ. Ce n'est que l'une de ces règles que l'Église, petit à petit, a établies. (...)
Les rites fondamentaux - la consécration, l'élévation - sont très simples. Il est bon qu'ils soient assortis d'une explication théologique, mais par eux-mêmes, ils sont parlants. Avec l'Eucharistie, le sacrifice est offert à partir de ce qui est le plus élémentaire: le vin, le pain. Jésus a concacré ce qui était là, sur la table. Aujourd'hui, il faut inventer. Fini le temps où la foi, c'était ce qui se faisait: il y avait une pratique religieuse, comme il y avait une manière de s'habiller, de se tenir en société.
Ce n'est vraiment pas la consigne de l'auteur de la Lettre aux Hébreux (10, 25):
Faudrait-il peut-être "inventer une nouvelle Bible"? Le "Testament" de l'Abbé Pierre remplacerait-il le testament du Christ: "Vous ferez cela en mémoire de moi"? Celui des Apôtres: "Cette pratique de l'Assemblée chrétienne (dominicale) date des débuts de l'âge apostolique" (CEC 2178)? L'Abbé oublie aussi de parler des chrétiens qui sont morts martyrs, parce que sous la menace de la mort, ils ont préféré rester fidèles à l'eucharistie dominicale.
Soyons donc attentifs à l'exemple de l'Abbé Pierre quand il nous rappelle le devoir de la charité envers les pauvres, et que "pour recevoir dans la vérité le Corps et le Sang du Christ livrés pour nous, nous devons reconnaître le Christ dans les plus pauvres, ses frères" (CEC 1397). Mais n'oublions pas non plus que c'est précisément l'Eucharistie qui engage envers les pauvres, et que, pour soulager les pauvres il n'y a pas de moyen plus efficace que celui de la célébration liturgique:
Lire aussi sur ce blog L'héritage de l'Abbé Pierre
LORS DU CONGRÈS EUCHARISTIQUE DE BÉNÉVENT (ITALIE) SUR LE THÈME:
"EUCHARISTIE, COMMUNION ET SOLIDARITÉ" (extrait)
Dans l'Eglise antique, l'Eucharistie s'appelait souvent simplement Agape-amour, c'est-à-dire Pax-paix; les chrétiens de l'époque ont ainsi exprimé de façon incisive le lien incomparable entre le mystère de la présence cachée de Dieu et la pratique du service de la paix, de la façon des chrétiens d'être la paix. Il n'y avait aucune différence entre ce que l'on oppose aujourd'hui facilement comme orthodoxie et orthopraxie, comme doctrine juste et comme action juste, en ayant plutôt une attitude méprisante à l'égard de la parole orthodoxie: celui qui suit la doctrine juste apparaît comme ayant un coeur étroit, inflexible, potentiellement intolérant. Tout dépendrait en définitive de l'action juste, alors que l'on pourrait toujours discuter sur la doctrine. Les fruits que la doctrine produit seraient uniquement ce qu'il y a d'important, alors que les voies par lesquelles l'on parvient à l'action juste seraient indifférentes. Une telle opposition aurait été incompréhensible et inacceptable pour l'Eglise antique, ne serait-ce que du fait que la parole orthodoxie ne signifiait alors pas du tout la doctrine juste, mais authentique adoration et glorification de Dieu. On était convaincu que tout dépendait du fait d'être juste dans la relation avec Dieu, de connaître ce qui lui plaît et comment on peut lui répondre d'une façon juste. C'est pour cette raison qu'Israël a respecté la loi: elle indiquait quelle est la volonté de Dieu; elle indiquait comment vivre avec rectitude et comment honorer Dieu d'une juste façon: en accomplissant sa volonté, qui fait régner l'ordre dans le monde, en l'ouvrant à la transcendance. Il s'agissait de la joie nouvelle des chrétiens qui, à partir du Christ, savaient finalement comment Dieu doit être glorifié et comment, précisément ainsi, le monde devient juste. Lors de la nuit sainte, les anges avaient annoncé que les deux choses allaient de pair: "Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté", telles furent leurs paroles (Lc 2, 14). La gloire de Dieu et la paix sur la terre sont inséparables. Là où Dieu est exclu, la paix s'effrite sur la terre, et aucune orthopraxie sans Dieu ne peut nous sauver. En effet, il n'existe pas une pratique qui soit simplement juste, en dehors d'une connaissance de ce qui est juste. La volonté sans connaissance est aveugle et, de même, les actions, l'orthopraxie, sont aveugles sans la connaissance et conduisent à l'abîme. Telle fut la grande tromperie du marxisme, qui nous dit que l'on avait désormais assez réfléchi sur le monde et qu'il valait à présent la peine de le changer. Mais si nous ne savons pas dans quelle direction nous devons le changer, si nous ne comprenons pas son sens et sa fin intérieure, alors, le simple changement devient destruction - nous l'avons vu et nous le voyons. Mais l'inverse est également vrai: la doctrine seule, qui ne devient pas vie et action, finit par être mise en discussion et se vide également de son contenu. La vérité est concrète. Connaissance et action sont étroitement unies, comme la foi et la vie sont liées.