Il se passe pourtant quelque chose d'étrange dans l'église du couvent. Le sanctuaire est à peine éclairé par la lueur de quelques bougies qui soulignent la profondeur des ténèbres environnantes. Ces lumières vacillantes projettent sur les murs six ombres fantastiques : celles-ci grossissent ou s'amenuisent au gré des courants d'air qui font trembler les flammes.
Les six hommes qui se tiennent dans la chapelle froide et obscure s'y sont rassemblés à l'insu des moines. L'on devine, à leurs chuchotements et aux précautions qu'ils prennent pour ne faire aucun geste brusque, que cette réunion est clandestine. À leurs pieds, un septième homme est allongé de tout son long, le visage contre terre, les bras en croix. Au moment où il se relève, ses six compagnons lui imposent les mains et lui donnent l'accolade. Ils échangent tous des sourires graves à la fin de cette cérémonie d'ordination à l'austère sobriété. Tite-Live Chinezu, jeune archiprêtre de Bucarest, incarcéré au monastère de Caldarusani, vient d'être sacré évêque, à la demande du pape Pie XII, par ses six compagons de captivité qui sont tous évêques eux-mêmes. Cette célébration solennelle a lieu au nez et à la barbe des autorités qui les ont fait emprisonner, et des moines chargés de les surveiller.
C'est que l'Église catholique, même de rite grec, ne bénéficie pas de la même tolérance que l'Église orthodoxe, et représente aux yeux des communistes l'ennemi à abattre. N'est-elle pas à la solde de Rome ? Rome, ce fief de l'obscurantisme, ce bastion contre-révolutionnaire où l'on cultive l'"opium du peuple" ... Rome, située au beau milieu du camp que les Soviétiques ont appelé "impérialiste" ... Cette puissance morale et spirituelle haïssable qui prétend maintenir les masses laborieuses sous le joug des pires superstitions ... Aussi les autorités roumaines ne supportent-elles pas l'existence sur leur sol d'une Église qui vit en communion avec le Vatican.
Comme ils prévoyaient que leur internement à Caldarusani n'était que la première étape du chemin de croix qu'on leur réservait, les six évêques prisonniers ont pris leurs précautions, en plein accord avec le Saint-Siège, pour assurer leur relève au cas où le pire se produirait. Ils ont choisi la nuit de Noël, celle où "le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière", pour cette cérémonie digne des catacombes de la Rome antique.
Six des sept hommes dont les ombres dansent sur les murs, en cette grave nuit du 24 décembre 1949, vont être retranchés du nombre des vivants, pour n'avoir pas voulu rompre le lien filial qui les attachait au pape.
Valeriu Traian Frentiu, évêque d'Oradia, est le doyen des successeurs des apôtres ainsi réunis dans le secret. Il a soixante-treize ans et une magnifique barbe blanche. Son port altier et sa réserve polie, qui rappellent les évêques de l'ancienne cour impériale de Vienne, cachent une âme de missionnaire prêt à donner sa vie pour ses ouailles. Il sera interné à Sighet, forteresse du XVIIIe siècle, qui est la plus terrible prison du pays. Là-bas, il stupéfiera ses gardiens : un jour où ceux-ci le souffleteront, ils se verront bénir par une main tremblante et une voix n'ayant rien perdu de sa fermeté. Il s'éteindra le 11 juillet 1952.
À côté de lui se tient Alexandru Russu. Son sourire espiègle et son regard pétillant contrastent avec l'air plus grave de ses confrères : il est très satisfait d'avoir joué un tour pendable aux ennemis de l'Église de Rome. Évêque de Maramures, il fait figure de boute-en-train de l'épiscopat roumain. Célèbre pour le brio avec lequel il manie la plume lorsqu'il défend l'Église, il est aussi connu pour sa bonne humeur imperturbable. Condamné à 25 ans de travaux forcés alors qu'il a déjà 73 ans, il remercie chaleureusement ses juges au sujet de l'optimisme qu'ils manifestent quant à sa longévité. Ayant survécu aux rigueurs de Sighet, il mourra à Gherla, autre prison de sinistre mémoire.
La troisième ombre qui danse sur le mur appartient à Ioan Suciu. Sa silhouette haute et frêle semble sortir d'une toile du Greco. Mgr Suciu est particulièrement aimé par les jeunes. Avant d'être immobilisé de force entre les murs d'un couvent orthodoxe, cet apôtre infatigable ne cessait de sillonner la Roumanie en tous sens pour donner des cours ou des conférences, organiser des randonnées en montagne, écouter confessions et confidences. Il écrivait beaucoup, et ne semblait vivre que pour éclairer les intelligences et les consciences. Il mourra en juin 1963, le dégel qui suivra la mort de Staline en mars n'aura pas atteint les prisons roumaines, et les murs moisis de Sighet auront été plus épais que jamais.
Mgr Vasile Aftenie, qui se tient à sa droite, est l'évêque-vicaire de Bucarest, homme énergique d'une cinquantaine d'années. Son allure débonnaire, son humour et son ouverture d'esprit feront croire aux officiers de la Securitate qu'ils ont enfin trouvé dans l'Église catholique l'homme du compromis. C'est mal le connaître. Profondément conciliant, il estime qu'il est une chose sur laquelle on ne transige pas : la foi reçue des apôtres. En mai 1950, après quelques jours d'interrogatoire, les officiers auront l'impression que cet individu odieux a réussi à renverser les rôles, tant il a l'art de leur assener leurs quatre vérités. L'esprit de répartie dont il a toujours fait preuve, et qui détendait l'atmosphère dans des circonstances moins sinistres, fera s'amonceler un orage au-dessus de la pièce où l'interrogatoire a lieu. Le 10 mai, exaspérés par une réplique de l'évêque qu'ils estiment particulièrement cinglante, les officiers sortiront de leurs gonds et tueront l'accusé sans autre forme de procès.
Mgr Anton Durcovici est d'origine autrichienne ; arrivé en Roumanie à l'âge de sept ans, il aime profondément sa patrie adoptive. C'est un jeune évêque aux yeux bleus, au teint clair, au manitien plein de grâce et de dignité, qui attirait tous les regards dans les grandes cérémonies, du temps que l'Église vivait à ciel ouvert. Il est très bel homme, mais c'est bien là le cadet de ses soucis, puisqu'il a donné sa vie à Dieu dès sa plus tendre enfance. Il puisait dans la prière contemplative la force de mener une vie très active, et en particulier d'assumer un ministère de direction spirituelle auquel il passait le plus clair de son temps. L'ascèse l'a préparé à la souffrance. Interné à Sighet, il étonnera par son endurance aussi bien ses tortionnaires que les prêtres qu'il continuera à former. Il mourra en décembre 1951, au coeur d'un hiver extrêmement rigoureux.
C'est un autre hiver qui aura raison de son jeune ami Tite-Live Chinezu, cet archiprêtre qui vient d'être ordonné secrètement, et dont ses confrères espèrent qu'il leur survivra. Ce professeur de théologie doux et spirituel est connu pour l'étendue de sa culture. Ses deux passions sont saint Thomas d'Aquin et les mystiques du Carmel. Il mourra à Sighet le 15 janvier 1955. Au cours des interrogatoires qu'il subira là-bas, il trouvera toujours le mot qui le rendra insupportable aux jeunes officiers pétris de marxisme dont il brise les élans lyriques. Un jour, l'un d'eux, après avoir déployé tous ses talents d'orateur à tenter de le convaincre de quitter l'Église catholique pour l'Église orthodoxe restera sans voix devant la réponse de l'accusé : "Je m'étonne, Monsieur, de constater que le régime communiste, qui se déclare athée, manifeste un tel intérêt pour notre conversion."
Le seul survivant de cette ordination cladestine est Mgr Juliu Hossu. Il n'était qu'un jeune curé gréco-catholique de trente-deux ans quand, le 3 mars 1917, le Saint-Siège l'avait nommé évêque de Gherla en Transylvanie. À la fin des années soixante, Paul VI le crée cardinal. Sachant que les autorités communistes lui interdiront le retour s'il part pour Rome, Mgr Hossu ne veut pas se rendre auprès du souverain pontife, et est donc cardinal in pectore, c'est-à-dire en secret ou dans le secret de son coeur. Après des années de captivité, sa silhouette frêle et voûtée se redresse, son visage marqué par la souffrance s'illumine, et sa voix reprend vie, quand il raconte les heures de gloire et de martyre de son Église et de son pays.
Pourtant, cette persécution sanglante ne parvint pas à étouffer la foi de l'Église catholique roumaine. Les évêques roumains ne furent pas les seules victimes de cette terrrible répression. Des millions de chrétiens, hommes, femmes et enfants, furent sacrifiés dans l'ensemble des pays du bloc soviétique, parce qu'ils restaient fidèles à l'Église du Christ. La chute du régime communiste révéla que le sacrifice avait été fécond.