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TOUTES LES QUESTIONS soulevées à propos du projet de reconnaissance civile du mariage religieux ont le mérite d’enrichir le débat, et de peser ses avantages et ses inconvénients. Nous présentons aujourd’hui des précisions d’ensemble, pour ajuster notre proposition. Les réponses aux questions soulevées peuvent être regroupées en trois catégories : 1/ celles qui procèdent de l’anthropologie du mariage, 2/ celles qui portent sur les aspects juridico-pratiques de la proposition, et 3/ celles qui relèvent de la politique et de la stratégie.
Au préalable, il faut revenir sur les fondements objectifs et universels du mariage, à la base de toute forme de reconnaissance civile ou religieuse.
Le mariage est avant tout une réalité anthropologique
La plupart des réactions enregistrées témoignent d’une difficulté dans l’appréhension des fondements anthropologiques du mariage. Sans entrer dans des développements qui dépasseraient notre cadre, il faut pourtant les rappeler. Ils sont au nombre de deux :
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Le premier est celui d’une nature humaine sexuellement différenciée, constituée homme et femme, et qui ne s’accomplit que dans l’union
matrimoniale : nul individu ne trouve son accomplissement en lui-même mais dans une relation d’union à un autre qui lui est égal et complémentaire, union par laquelle passe le don de la vie ;
d’où découlent les dimensions intrinsèquement monogame et indissoluble du mariage.
- En second lieu, le mariage revêt un caractère institutionnel, fondateur de toute société : en effet, sans mariage il n’y a pas de famille, sans famille pas d’engendrement ni d’éducation des enfants, et partant pas de société, et en fin de compte pas d’État.
Même si cette façon d’aborder la question est difficile à appréhender dans le contexte culturel actuel, on doit s’y tenir solidement sous peine de s’enfermer dans une impasse intellectuelle qui débouche sur une vision purement conventionnelle du mariage, et dans le fidéisme pour ceux qui s’attacheraient à respecter quand même les normes de leur religion.
C’est à partir de là que s’articulent les réponses aux trois séries de questions posées.
I- CONSEQUENCES ANTHROPOLOGIQUES : LA RECONNAISSANCE CIVILE EST INCONTOURNABLE
1/ Pour l’Église, le mariage religieux n’est pas premier par rapport au mariage civil
L’Église reçoit l’anthropologie du mariage telle qu’on vient de la résumer comme une donnée de la nature créée. La Bible, c’est-à-dire la révélation divine en ce qu’elle nous dit quelque chose de fondamental sur la vérité de l’homme, souligne qu’elle remonte à l’origine, autrement dit à la Création ; elle ajoute même que Dieu vit que « cela était très bon » (Gn. I, 31). Faut-il évoquer en outre à ce sujet la parole du Christ à la Samaritaine (Jn. IV, 17), ainsi que Sa réponse aux pharisiens qui se référaient à la répudiation autorisée par la loi mosaïque : « C’est en raison de l’endurcissement de votre cœur que Moïse l’a permis ; mais à l’origine il n’en était pas ainsi » (Mt. XIX, 3s) ?
À la suite du Christ qui a assis sur cette réalité naturelle un signe efficace de Sa présence et de Son alliance avec les hommes (cf. les noces de Cana en Jn. II, 1s, et chez saint Paul, Ep. V, 32), l’Église a reconnu et reçu Sa volonté d’élever le mariage à la dignité sacramentelle et de lui faire porter un sens et des effets surnaturels.
C’est dire l’importance que revêt le mariage naturel, et le caractère unique du mariage religieux parmi tous les autres sacrements : au plan ontologique, la réalité naturelle, c’est-à-dire le mariage civil, est ici première, même si le sacrement la transcende au plan spirituel et lui donne une portée surnaturelle incommensurable. C’est pourquoi, depuis sa fondation, l’Église se bat continûment contre le monde avec bien des incompréhensions, des compromis boiteux et des échecs, pour que cette réalité naturelle soit respectée et, au besoin, rectifiée ; et c’est aussi pourquoi se pose aujourd’hui la question cruciale de la préservation de sa vérité intrinsèque.
2/ Le mariage religieux n’absorbe pas toute la réalité du mariage
Résurgence particulière du vieux débat sur les rapports de la nature et de la grâce (ou surnature) que cette question. Mais non : la grâce n’abolit pas la nature ; elle la restaure en sa partie blessée et la transcende, mais elle n’en fait pas disparaître les exigences propres.
En raison de la double dimension du mariage, à la fois réalité naturelle fondamentale et sacrement, l’Église ne peut pas faire l’impasse sur la première, c’est-à-dire se dispenser du mariage civil de façon banale et habituelle : imagine-t-on des catholiques mariés religieusement que la société tiendrait pour des concubins ? Quelle contradiction !
À telle enseigne que le Code de droit canonique précise au canon 1071 que « sauf cas de nécessité, personne n’assistera sans l’autorisation de l’Ordinaire du lieu… au mariage qui ne peut être reconnu ou célébré selon la loi civile ». Autrement dit, l’Église n’accepte pas de célébrer le sacrement s’il n’y a pas aussi mariage civil, d’une façon ou d’une autre : agir autrement de sa part serait nier implicitement la réalité anthropologique préalable du mariage et donc le fondement sur lequel est assis le sacrement.
Par conséquent, le mariage religieux n’absorbe pas le mariage civil. Celui-ci a sa finalité propre ; et la société, en tant que telle, a le droit et le devoir de demander aux époux de s’engager devant elle, qu’ils soient chrétiens ou non.
C’est à la lumière de cette première conclusion que l’on peut répondre à la question incidente que pose l’existence de l’article 433-21 du code pénal français. Celui-ci sanctionne pénalement un ministre du culte qui célèbre des mariages religieux sans mariage civil préalable. Introduit dans notre droit à la fin de la période révolutionnaire pour lutter contre les tenants de l’ordre ancien, il n’a plus la même portée. En demander aujourd’hui l’abrogation n’aurait d’autre but que d’inciter à se passer du mariage civil sans risque de poursuites judiciaires : ce serait faire fausse route.
3/ Même dévalorisé, le mariage civil demeure légitime…
Il est exact que, dans nos sociétés occidentales postmodernes, le mariage a été totalement galvaudé par l’accent trop souvent mis sur le seul sentiment amoureux, par le divorce facilité à l’extrême, par les avantages sociaux et fiscaux accordés à tous les couples, mariés ou non, etc. que nombre de gens n’en voient plus la finalité, ni même l’utilité. Beaucoup préfèrent s’en passer en vivant en concubinage, ou adoptent la formule plus légère du PaCS.
Cette réalité, très ancienne et très générale (elle ne date pas d’aujourd’hui, loin s’en faut), provient de la difficulté que nous avons tous à vivre le mariage monogame et indissoluble dans sa pleine vérité en raison de la blessure infligée à notre nature par le péché ; blessure qui offre à l’Adversaire la porte la plus large et la plus facile à emprunter. Elle témoigne de l’ « endurcissement du cœur » auquel le Christ fait allusion ; et elle s’adosse à la propension habituelle de l’homme, rarement avouée mais toujours latente, à rechercher des accommodements avec une exigence difficile à atteindre plutôt qu’à se corriger lui-même, à admettre ses chutes comme telles, et à se relever sans cesse.
Mais autant la faiblesse humaine appelle de l’indulgence dans ses manifestations personnelles et concrètes, et trouve son remède ultime dans la miséricorde divine, autant l’exigence demeure, que l’on ne saurait renier : le Christ n’a pas condamné la femme adultère, mais il ne l’a pas excusée non plus, la renvoyant avec cette instruction ferme : « Va, désormais ne pèche plus » (Jn. VIII, 11).
On ne juge pas de la réalité d’une chose par son mauvais usage, fût-il général et approuvé par la société. Que le mariage soit mal protégé et mal vécu ne rétroagit pas sur sa nature. C’est pourquoi le combat de l’Église pour en faire prévaloir la vérité dure depuis 2000 ans et ne cessera jamais.
4/ … mais jusqu’à quel point ?
En dépit d’une pratique galvaudée, tant qu’il demeure un mariage avec toute sa spécificité, le mariage civil doit être respecté et assumé. Mais jusqu’à quel point peut-on accepter sa dévalorisation ? Y a-t-il une « ligne jaune » à ne pas franchir ?
Le canon 1071 déjà cité commence par l’expression « sauf cas de nécessité ». Elle signifie que l’impératif du mariage civil peut comporter des exceptions. Quelles sont-elles ?
Laissons de côté celles qui relèveraient d’une situation particulière des fiancés dans un contexte déterminé et qui, au jugement de l’évêque, justifierait que l’Église les admette au sacrement sans qu’il y ait mariage civil. Peut-on concevoir également des exceptions de portée générale ? Sur un plan théorique, on peut imaginer deux hypothèses qui correspondent à des cas extrêmes : la disparition de toute autorité publique susceptible de célébrer un mariage civil (guerre ou cataclysme), et la suppression formelle et expresse de l’institution du mariage par un État qui renverrait tout lien matrimonial à un simple arrangement privé. Nous n’en sommes pas encore là, quoique l’utilisation concrète du PaCS (à plus de 90% par des couples hétérosexuels) suggère qu’on risque d’y aboutir un jour.
Ce constat ne suffit pas à clore le débat : le CUC, selon les formes qu’il revêtirait, pourrait obliger à reconsidérer la réponse. D’où la nécessité d’entrer plus avant dans l’analyse du mariage et d’examiner ses aspects juridiques afin de les confronter à ceux qui sont envisagés pour le CUC.
II- LES ASPECTS JURIDIQUES ET PRATIQUES
1/ Détourner la forme juridique, c’est dénaturer la réalité
Le mariage est à la fois une institution et un contrat.
D’abord une institution, et même une institution fondatrice de la société comme on l’a rappelé plus haut. En effet la société ne résulte pas d’un « contrat social » conclu souverainement et abstraitement entre des individus isolés et juxtaposés, mais d’une agrégation de communautés, dont la première est la famille fondée par mariage et qui, de proche en proche, aboutissent à la société politique, autrement dit l’État. En retour l’État doit leur donner une forme adéquate, notamment juridique, pour leur permettre de se déployer pleinement. C’est en ce sens qu’il les institue.
Ensuite, parce qu’il unit deux individus égaux en droit, le mariage est aussi et par nature un contrat. Or un contrat, s’il exige évidemment un objet qui fait sa substance et sur lequel les parties s’accordent, ne peut se concevoir sans revêtir une certaine forme qui le spécifie : c’est vrai dans tout système juridique. La forme a pour but de garantir que les parties ne se méprennent ni sur ce qu’elles font, ni sur les raisons de le faire, ni sur la manière de le faire.
D’où les formes nécessaires et substantielles du contrat de mariage que sont sa célébration publique, dans un lieu public, devant témoins, et en présence d’une autorité publique. Elles caractérisent tellement le mariage que, sans elles, celui-ci n’existe pas : tout mariage clandestin est nul, comme l’est tout mariage célébré sans témoin ou hors la présence de l’autorité publique légitime. Ces mêmes formes se retrouvent intégralement dans la célébration religieuse.
La dénaturation du mariage serait donc avérée dès lors que sa forme propre serait détournée pour servir à autre chose. C’est d’ailleurs ce qui différencie le CUC du PaCS dans l’intention de ses promoteurs : le faire ressembler le plus possible à un mariage sans lui en donner le nom, et l’ouvrir à des personnes de même sexe. Mais le nom ne fait pas la chose, ni son changement ne la fait disparaître. Ne soyons pas dupe de ce nominalisme au caractère mensonger. Et c’est alors que ressurgirait le problème de fond obligeant à rouvrir la question d’une objection radicale.
Si tel devait être le cas, l’alternative suivante se présenterait donc à nous :
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laisser faire et admettre que la contestation puisse passer par la désobéissance civile ;
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chercher une solution pratique qui évite cette voie conflictuelle et hasardeuse.
Notre proposition de reconnaissance civile du mariage religieux s’inscrit dans la seconde perspective.
Dans les pays qui la pratiquent (on en a identifié une dizaine en Europe, à population majoritairement catholique ou protestante), la reconnaissance civile du mariage religieux revêt des modalités variables. Mais toutes ont deux points communs :
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le caractère facultatif de l’option : pour les époux qui le souhaitent et pour eux seulement, la célébration du mariage civil peut être
regroupée avec celle du mariage religieux et se faire sur le lieu de culte ;
- l’indépendance juridique des deux actes de mariage : aucun n’absorbe l’autre mais chacun d’eux demeure régi par ses normes propres et produit ses effets propres, le mariage civil au plan civil (y compris la faculté de divorcer), le mariage religieux au plan religieux ; à telle enseigne que dans certains pays (l’Italie par exemple), le prêtre qui célèbre à l’église doit lire aux futurs époux les articles du code civil relatifs au mariage comme cela se fait à la mairie.
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une déclaration préalable aux autorités civiles habituelles à qui reviendraient, comme aujourd’hui, de vérifier la capacité des futurs époux
et la régularité du mariage envisagé au regard du droit civil ;
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une attestation qu’il n’y a pas d’empêchement, à transmettre par l’autorité administrative à l’autorité religieuse chargée de la célébration
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- la transcription ultérieure du mariage religieux sur les registres d’état-civil, ou la signature de ces registres lors de la cérémonie religieuse, le cas échéant en présence d’un représentant du maire.
Ce qui est vrai en revanche, c’est que l’arrangement de procédure règle le problème : l’Église continuerait de s’abstenir de « marier » des personnes de même sexe, préservant ainsi la vérité des mariages qu’elle célèbrerait, et épargnerait aux catholiques d’avoir à se confronter au dilemme évoqué précédemment.
III- LES ASPECTS POLITIQUES ET TACTIQUES
1/ L’objectif est d’éviter le désordre public
Le premier objectif poursuivi par la demande de reconnaissance civile du mariage religieux concerne la communauté chrétienne, et plus précisément son unité : il est indispensable de tout faire pour que les chrétiens qui prennent le mariage religieux au sérieux ne soient pas acculés au dilemme de la désobéissance civile.
Il est certain que la communauté se diviserait sur la participation ou non à un mariage civil qui aurait été dénaturé, sans que quiconque soit en droit de blâmer ceux qui estimeraient en leur âme et conscience ne pas pouvoir cautionner sa dénaturation ; et qu’alors surgiraient de vrais risques de désordre, qui seraient probablement qualifiés de sectaires par l’autorité publique pour être combattus.
À moins qu’on ne se résigne d’avance à de nouvelles divisions internes et à d’inutiles lamentations sur les dérives de notre temps, si les pouvoirs publics persistent dans leur intention de créer un CUC célébré comme un mariage, le seul moyen pratique de contourner la difficulté consiste donc à obtenir que les chrétiens puissent célébrer leur mariage dans une cérémonie dénuée de toute ambiguïté mais qui ne les détourne pas d’un mariage civil indispensable.
Se plaindrait-on qu’ils désertent ensuite les mairies ? Mais à qui s’en prendre sinon à ceux qui veulent faire entrer en mairie des unions qui n’y ont pas leur place et à les faire cautionner par tous les participants, volontaires ou contraints, à de telles cérémonies ?
Le cas des musulmans exige davantage d’attention.
Soit il existe chez eux un formalisme spécifique qui accompagne la « cérémonie religieuse », et on ne voit pas pourquoi on les priverait de cette reconnaissance pourvu que soient prises les mêmes précautions de procédure civile ; soit ce n’est pas le cas, et la reconnaissance ne pourra pas fonctionner à leur endroit. En d’autres termes, le droit civil n’étant pas « absorbé » par le droit religieux et la procédure civile demeurant sauve, si le mariage envisagé par deux personnes de religion musulmane n’est pas conforme au droit civil français, et si l’attestation préalable de capacité et de non-empêchement n’est pas délivrée par l’autorité administrative, il ne pourra pas être célébré légalement par le ministre du culte concerné. Ce qui est déjà le cas, on doit le souligner.
Autre est la question des musulmans qui, dès à présent, se mettent en marge du droit civil français. Mais dès lors qu’un mécanisme de reconnaissance aura été institué, assorti des précautions procédurales que l’on a décrites, la mise en marge deviendra beaucoup plus difficile à justifier de leur part, et plus facile à combattre ; ne serait-ce qu’en ayant ainsi renforcé la main des autorités religieuses musulmanes soucieuses d’intégration dans la société française.
2/ Prendre l’initiative
La demande de reconnaissance civile du mariage religieux poursuit un second objectif qui est d’ordre politique : il s’agit de « faire bouger les lignes » pour retrouver une marge de manœuvre, tout en protégeant la vérité ontologique que nous voulons défendre. Or sur ce plan, elle revêt un sens et une force (notamment dissuasive) très grands.
En effet, elle permet de prendre le législateur à contrepied et de le mettre en face de ses contradictions : s’il entre dans la voie de la dénaturation pour satisfaire la revendication d’une communauté, la communauté homosexuelle (à supposer qu’elle existe vraiment, mais c’est l’hypothèse nécessaire au projet), comment justifiera-t-il le rejet d’une demande symétrique de la part de l’Église, sauf à avouer qu’il procède à une discrimination à son encontre.
Elle comporte en effet une espèce d’évidence politique, y compris en termes de communication, qui la rend impossible à contrer de la part de ceux qui s’attaquent au mariage. Pour s’y opposer en effet, il leur faudrait argumenter sur le fond de ce qu’il est, et logiquement abandonner l’idée de le dénaturer.
Enfin, elle présente un avantage tactique non négligeable, celui de l’initiative. Au lieu de se tenir sur la défensive (les combats strictement défensifs finissent toujours par être perdus), l’Église de France obligerait les pouvoirs publics à se battre sur deux fronts : avec le résultat probable, si l’offensive est conduite avec assez de force et de conviction, que ceux-ci préfèreront écarter les deux demandes, celle des homosexuels et la sienne, et donc maintenir le statu quo, de peur de déstabiliser les compromis qui régissent les rapports entre l’Église et l’État. Ce qui nous suffira bien…
Compte tenu de l’influence que détient encore l’Église de France, notamment sur cette question, ce n’est pas un combat perdu d’avance, loin s’en faut ; pourvu qu’elle accepte de rompre avec la culture de consensus et de demi-mesure qui prévaut trop souvent aujourd’hui sur les questions morales conflictuelles.
François de Lacoste Lareymondie
Pour en savoir plus :■ Note bleue Face au CUC, la reconnaissance civile du mariage religieux