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Publié par dominicanus

    Une belle journée de janvier 1940. Hospice de Pergine pour malades et déficients mentaux. Pour une fois Heinrich est content. Un large sourire éclaire son visage anguleux, déformé par un prognathisme sévère. Ses yeux bleus, généralement éteints et comme retirés du monde des vivants, luisent de plaisir. Il s'est fait beau et a soigneusement coiffé ses cheveux blonds. Les pensionnaires de l'institution ne sont pas souvent conviés à une randonnée surprise, qui, de surcroît, doit durer toute la journée. Où iront-ils donc ? Heinrich ne se pose pas la question. Les noms de lieux n'ont pas d'importance pour lui. Il ignore même qu'il vit depuis des années dans un hospice, l'hospice de Pergine.

    Non, Heinrich ne pense pas à cela. À vrai dire, il ne songe à rien. Depuis toujours son existence est semblable à la surface d'un étang qu'aucune brise n'effleure. Les jours, les heures et même les minutes glissent sur lui sans qu'il s'en aperçoive. Heinrich vit une étrange absence au temps, une sorte d'apesanteur scandée par quelques rires : le lever du matin, quand les premiers rayons du soleil viennent lécher les couvertures et que l'infirmier blanc distribue les pilules - il lui avait expliqué un jour qu'elles servaient à ce qu'il ne s'agite pas, mais il n'avait pas compris le sens de ces paroles -, la grande salle commune om l'on mange joyeusement, le goûter, les douches et les corps nus - cette différence de poitrine et de bas-ventre entre les hommes et les femmes, dont il ignore la signification, le surprend toujours -, le coucher et son entrée dans le néant.

    Heinrich se sent en sécurité à l'hospice. "Les gens comme lui" ont rarement pu avoir ce sentiment au cours de l'histoire. Il appartient à un peuple qui n'a jamais eu la conscience d'être un peuple, un peuple sans terre, sans racine, sans histoire, un peuple de silencieux, de damnés.

    À présent, ses yeux vont du groupe de ses camarades assis, comme lui, sur les bancs du hall d'entrée, à son ami Johann, qui s'est levé et qui tourne en rond à grandes enjambées, tout en tirant de sa pipe d'impressionnantes bouffées de fumée bleutée. Heinrich se demande toujours comment un tel exploit est possible.

    La porte claque. Deux infirmiers entrent. Ils semblent très affairés. Johann s'immobilise, c'est le signal du départ. Dehors, deux vieux bus attendent, moteurs allumés. Heinrich se lève précipitamment et, comme les autres, s'engouffre par la porte. Personne ne remarque la mine soucieuse du médecin chef, resté dans un coin du hall. Il est préoccupé. Pourquoi les responsables de l'institut voisin de Grafeneck lui ont-ils intimés l'ordre de rassembler une partie des pesionnaires pour les transférer dans un autre établissement ? C'est invraisemblable. Le Reich n'est-il pas en guerre ? Pourquoi perdre son temps dans des changements d'établissement ? De plus, un bruit court dans le milieu médical ; toutes les institutions seraient touchées par ces mesures. Il est manifeste que l'on se trouve devant une opération à grande échelle. Mais, ce qui l'inquiète le plus, c'est que les pensionnaires réquisitionnés pour la journée font tous partie de la même catégorie, celle des "inaptes au travail". Il a d'ailleurs lui-même rempli les formulaires envoyés par l'administration centrale. Il pense avoir fait pour le mieux. L'insistance sur les qualités au travail était celle qu'il craignait que ses pensionnaires ne fussent affectés à l'économie de guerre. Aussi en avait-il inscrit le plus grand nombre sous la rubrique "incapables de travailler".

    Les joyeux pensionnaires ne se posent pas ces questions. Ils montent allégrement dans les bus, sans même s'inquiéter de ce que les fenêtres sont obturées par des rideaux, comme si on voulait les empêcher de jouir du paysage. Les éclats de rire se succèdent. Certains battent des mains. D'autres tapent des pieds dans un vacarme assourdissant. Les deux infirmiers, toujours affairés, passent dans les allées centrales plongées dans la pénombre, distribuant des pilules blanches ux plus agités. Les deux lourds autobus s'ébranlent, faisant vibrer toutes leurs tôles. Le voyage est long mais les pilules blanches font leur effet et, bientôt, tous les voyageurs somnolent. Chaque infirmer, assis à l'avant, surveille son convoi du coin de l'oeil.

    Johann et Heinrich ignorent qu'ils vont bientôt être victimes d'une nouvelle violation de l'intégrité de leur peuple. Ce peuple qui a connu toutes les humiliations dans les ruses fangeuses de la Rome impériale ; nouveau-nés, ses membres ont été exposés par dizaines de milliers à la voracité des bêtes sauvages et des oiseaux de proie ; ils se sont trouvés livrés à la folie destructrice des invasions barbares, protégés vaille que vaille par quelques évêques compatissants ; ils ont traversé le Moyen Âge, foule anonyme dont le dénuement extrême est à l'origine des premiers hospices ; par milliers, ils ont été recueillis dans les rues de Paris par l'Apôtre de la charité, Vincent de Paul ; par millions, ils ont été abandonnés et enfermés dans des mourroirs dans l'Europe classique et romantique, engendrés par des filles sans le sou, par des femmes surchargées de marmaille, par des aristrocates pressées de se débarrasser, sans bruit, d'enfants indésirables. À vrai dire, ils ne furent pas toujours des gueux, et les gueux furent souvent plus intellligents qu'eux. Mais ils partagent avec les fous et les miséreux un privilège que notre culture ne leur contesta jamais : celui d'être des exclus.

    L'heure du goûter est depuis longtemps passée lorsque les bus arrivent enfin à destination. Les infirmiers réveillent les dormeurs. Tout le monde a envie de se dégourdir les jambes. Tous descendent rapidement des bus devant un château qu'ils n'ont jamais vus, pas même en photo, et qui - mais cela, ils l'ignorent tous - dépend de la Fondation des samaritains de Stuttgart qui l'ont reconverti en institution pour malades mentaux. Ce qu'ils ignorent aussi, c'est que ces bâtiments ont été repris par un service d'État en octobre 1939.

    L'ensemble est avenant. Les terrains qui entourent le château sont déserts. On aperçoit au loin des fils de fer barbelés qui empêchent les curieux d'approcher des bâtiments. De temps à autre, on distingue une patrouille armée. Les malades attendent au soleil depuis une demi-heure. Les infirmiers expliquent que des bonbonnes de gaz sont arrivées avec retard et qu'il faut achever de les installer. Il faut donc patienter un peu. Mais les malades sont contents de profiter de l'air pur. Ils s'emmitouflent dans leurs manteaux et se promènent par petits groupes. Ce sera le seul évènement saillant de leur journée.

    Brusquement des coups de sifflet retentissent. D'autres infirmiers viennent en aide aux deux premiers. Sans ménagement les pensionnaires de l'hospice de Pergine sont répartis en deux groupes identiques (même répartition par âge, sexe et handicap) et poussés vers un ancien hangar agricole coiffé d'une sinistre cheminée noire. Une peur atroce noue les entrailles des moins idiots. Tous sont conduits vers deux vestiaires et forcés de se déshabiller. Heinrich est rassuré, c'est l'heure de la douche. Certains s'amusent lorsqu'on vient les photographier de face d'abord, de profil ensuite. D'autres vont jusqu'à adresser un petit signe amical à l'appareil ou à celui qui le manipule. Ils passent maintenant à tour de rôle devant un médecin. La visite dure deux à trois minutes. Tout est soigneusement consigné par écrit. Lorsque le médecin a terminé, un infirmier appose au crayon de couleur un numéro sur le dos du malade. L'organisation de l'ensemble des opérations atteste, jusqu'à présent, un haut niveau de professionalisme.

    Toujours divisés en deux groupes, les malades et retardés mentaux sont conduits dans des salles d'attente. Heinrich est content : il est dans le même groupe que Johann. Il ne s'inquiète pas lorsque trois infirmiers entrent dans la pièce et leur demande de tendre le bras. Heinrich présente le sien spontanément. Il note avec satidfaction que Johann n'oppose lui non plus aucune résistance. Quelques-uns essaient de se dérober, mais ils sont contraints par la force de recevoir la piqûre. Quand toutes les injections sont faites, on les fait sortir, le savon à la main, la serviette sur l'avant-bras. Heinrich a juste le temps de distinguer une femme de l'autre groupe - qui, elle, n'a pas reçu d'injection, mais Heinrich ne le sait pas - avant que la porte ne se referme sur elle. Heinrich et Johann entrent dans la salle de douche de leur groupe presque la main dans la main. La porte se referme.

    Après quelques minutes, les effets de la piqûre se font ressentir. Les yeux s'alourdissent, les paupières se ferment, certains ont des vertiges, d'autres des nausées. Soudain, des coups violents portés sur les murs voisins et des cris se fraient à grand-peine un chemin dans leurs cerveaux engourdis. Dans l'autre groupe, certains ont compris qu'on les assassine et se révoltent. Les médecins qui observent la scène, impassibles, se disent que l'extermination des animaux est plus paisible. Cependant, aucun incident notable ne vient perturber la quiétude des opérations. Tout retombe brutalement dans le silence. Heinrich se sent glisser dans le néant. Il s'étonne. Pourquoi n'est-il pas dans son lit, sous sa douillette couverture à careaux écossais ? La porte s'ouvre. On les transporte dans l'autre salle, où on les jette sur les cadavres figés par la mort. Mais ils sont trop hébétés pour réagir. Les voici à nouveau enfermés. Quelques instants encore, et tout sera terminé.

    À l'extérieur, les médecins notent avec satisfaction que les résultats récemment obtenus à Brandenburg-Havel sont confirmés. Le monoxyde de carbone est bel et bien plus efficace que les cocktails lytiques. Un rapport officiel partira le soir même pour le responsable général de l'opération, le docteur Brandt, qui préconise le recours exclusif au gaz.

    Chaque famille reçoit une lettre officielle de condoléances. On les informe des causes du décès du cher disparu. Mais les meilleurs administrations commettent des erreurs : des proches reçurent des urnes vides, des avis de décès portant des dates manifestement erronées. Certains malades seraient morts deux fois dans des circonstances chaque fois différentes.

    Dès 1940, de nombreux évêques, alertés, s'élèvent contre cette barbarie ; en vain. Une lettre pastorale de juin 1941 rappelle cette protestation et condamne l'euthanasie : "Jamais, dans aucune circonstance, l'homme n'a le droit - en dehors de la guerre et de la légitime défense - de tuer un innocent". Cette lettre pastorale sera décisive. C'est en s'appuyant sur elle que Mgr von Galen, évêque de Münster, va réussir à bloquer la politique d'euthanasie. Comme son oncle, Mgr von Ketteler, Mgr von Galen est de ceux qui refusent de subir et qui savent convaincre. Du 13 juillet au 3 août 1941 il dénonce, dans une série de sermons, la politique nationale-socialiste, fustigeant les mesures contre les congrégations, l'anti-chrisitanisme nazi et les méthodes abjectes de la Gestapo. Il rappelle qu'il a porté plainte par lettre recommandée auprès du procureur du Reich du tribunal régional de Münster et du préfet de police de la même ville contre le meurtre des malades mentaux. Le 3 août, il s'en prend à "ce principe abominable qui se donne le droit de tuer un être improductif", et il ajoute : "Malheur aux hommes, malheur à notre peuple allemand si non seulement on transgresse mais on (...) viole impunément le principe divin". Ses sermons, interdits de publication, sont reproduits et distribués clandestinement dans toute l'Allemagne.

    L'émotion est immense. Des lettres de protestation arrivent de plus en plus nombreuses au 4 Tiergartenstrasse, où se trouve le centre administratif de cette opération, mieux connue sous son nom de code Aktion T4. Les plus hautes sphères du pouvoir nazi sont obligées de revoir leur position face au problème des déficients mentaux. Successeur des Apôtres envoyés par le Christ, Mgr von Galen seul a parlé publiquement.

    Hitler met fin au programme officiel d'euthanasie le 24 août 1941. Il y a eu déjà un peu plus de soixante-dix mille victimes. Les techniques de mise à mort qui allaient servir dans les camps d'extermination étaient au point.

Le Livre des Merveilles, Mame-Plon 1999
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