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Publié par dominicanus

"Je pourrais encore décrire mon vieux maître : je le vois toujours entrer, s'asseoir, sortir ; je me rappelle ses sermons, surtout ce qu'il disait avoir appris de Jean et de ceux qui, comme lui, avaient connu le Seigneur."

    C'est avec une émotion certaine qu'Irénée se souvient de son bon maître, l'évêque Polycarpe. Sur les rives du Rhône hier encore ensanglanté par la persécution, l'évêque Irénée, une fois de plus, rend grâce et s'émerveille de l'admirable continuité pastorale qui, depuis Jean, ce disciple que Jésus aimait, jusqu'à lui-même, pauvre et humble serviteur du Seigneur, trace le chemin de la fidélité au message du Christ.

    Ils étaient nombreux, dans l'opulent port de Smyrne, à écouter Polycarpe raconter ses souvenirs et mille et une ancedotes sur l'Apôtre Jean, qu'il avait bien connu. Quel privilège ! Leur maître avait rencontré un homme qui avait vécu auprès du Christ ! Quelles chance, quelle grâce plutôt, oui ! Assis au milieu de la foule, sous un soleil de plomb face à la mer Égée, Irénée avait littéralement bu toutes les paroles du saint homme ; et déjà, en lui, s'ancrait le souci de sa mission, ce devoir de fidélité au message originel dont il ne voudrait jamais se départir. "Ces paroles, je les ai écoutées avec soin ; j'en ai conservé la mémoire, non sur un papier, mais dans mon coeur ; par la grâce de Dieu, je les ai toujours ruminées avec amour."

    Pour l'heure, c'est le fruit de cette rumination qu'il s'efforce de consigner pour ses frères. Avec fidélité, toujours. Pour ne pas trahir ce qui a été donné, le transmettre avec rigueur, avec amour, sans relâche. Nourri de ces principes, Irénée a traversé l'horrible drame de la persécution de Marc Aurèle. Après avoir fortifié sa foi à Rome en suivant les leçons de saint Justin, il est parvenu à Lyon, où les chrétiens étaient confrontés à l'épreuve de la persécution. En 177, les jeunes communautés sont décimées, le sacrifice du martyre est pour beaucoup le seul et ultime témoignage possible ... Irénée ne doit qu'à la providence d'avoir été choisi par la communauté pour transmettre une lettre au pape Éleuthère, ce qui l'a éloigné du danger. Revenu à Lyon, il y retrouve une communauté exsangue ; le vieil évêque Pothin, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, a, comme beaucoup, succombé au martyre. Et maintenant, lui, Irénée, est chosi pour lui succéder comme évêque de Lyon !

    Le nouvel évêque est un pasteur sans cesse préoccupé du salut des âmes qui lui sont confiées. Plus que jamais, le devoir de fidélité au message du Christ s'impose. Pourquoi ces multiples tentations de dérives, de déviations, d'erreurs, qui noient la vraie doctrine sous un fatras de paganisme mêlé de mystères ? Sans cesse, la propagande active et habile des adeptes de certaines sectes menace la communauté chrétienne. Car les sectes sont légion en cette fin du IIe siècle ; et cela, Irénée ne peut le supporter ! Face à ces errances, l'enracinement dans la vérité évangélique est plus que jamais nécessaire.

    Sous des visages multiples, l'advesaire est aisément identifiable : la plupart de ces prétendues religions relèvent de la gnose, cette doctrine qui se pare sans vergogne du beau nom grec de "connaissance". Une quantité de commentaires et de théories autour de cette pseudo-science menace d'égarer les chrétiens. Cette abondante littérature met en péril les fondements mêmes de l'Église ! Alors Irénée prend les armes. Mais pas n'importe lesquelles. Il est persuadé que le seul fait d'exposer toutes ces erreurs telles qu'elles sont est une excellent méthode pour les mettre à bas. "C'est les vaincre que révéler leurs systèmes. En publiant leurs secrets et leurs mythes cachés, nous rendons inutiles les longs discours qui doivent les détruire." Le verbe et l'écrit : par là peut passer la vérité, par là être brisée la supercherie.

    Cette gnose prétend donner une explication totale du monde et du mystère de l'existence, en se fondant sur l'opposition du mal et du bien. Pour les initiés à cette prétendue science qui se veut parfaite, le salut et la connaissance sont par nature étrangers au monde, qui est intrinsèquement mauvais. Et seuls les adeptes peuvent transmettre cette connaissance, car elle leur a été révélée et transmise dans le plus grand secret. Ils sont aussi nombreux que divers : ceux qui suivent Marcion, par exemple, croient en l'existence de deux dieux, l'un comptable et sévère - le Dieu de l'Ancien Testament -, l'autre bon et indulgent révélé par Jésus ; les ébionites, eux, nient la divinité du Christ ; les docétistes déclarent qu'en s'incarnant, le Verbe a seulement pris une apparence de chair ... Tous nient la résurrection des corps. Mais il y a aussi les systèmes de Ptolémée, de Marc le Mage, de Simon le Magicien, de Markos de Lyon qui prétendent tous être en possession de traditions secrètes remontant aux Apôtres ... Quelle confusion !

    Irénée sait comment répondre à ces prétendues traditions. Il revoit toujours en pensée Polycarpe raconter à tous ceux qui voulaient l'entendre ce qu'il avait lui-même reçu de l'Apôtre Jean. La Vérité se vit au grand jour. C'est parce qu'elle ne cache rien qu'elle est universelle, catholique. Aux secrets, Irénée oppose alors la tradition apostolique, l'exposé de la doctrine de la première Église transmise à travers la succession ininterrompue des évêques auxquels les Apôtres ont confié les Églises locales. Irénée l'expose simplement, avec chaleur, lui qui préfère la prière et la mystique aux démonstrations ; il s'excuse même, dans la préface d'un ouvrage, de n'avoir pas l'habitude des mots ! Il les choisit pourtant fort bien, en toute clarté et franchise, dès le titre même de ses ouvrages : Contre les hérésies ; Recherche et renversement de la prétendue mais fausse gnose (plus habituellement désigné sous le nom d'Adversus Haeraeses) ; Démonstration de l'enseignement apostolique ...

    Dans ses oeuvres comme dans son ministère, Irénée ne se départit jamais de son rôle de pasteur. Avec beaucoup d'humilité et de pondération, il pratique l'indulgence : "Par tous les moyens, nous tenterons de leur tendre la main et nous ne nous lasserons pas." Quel merveilleux exemple de douceur et de ténacité ! Irénée propose toujours de sauver son frère et se conforme à une règle simple et efficace : penser avec l'Église, croire en Elle, prier avec et pour Elle.

    Convaincu que trop de science finit par abîmer la foi, Irénée pense qu'il vaudrait mieux ne rien savoir du tout, mais croire et "persévérer dans l'amour de Dieu", plutôt que d'être "enflé d'orgueil parce que l'on sait, et perdre cet amour qui vivifie l'homme". Les hommes qu'il doit enseigner sont d'ailleurs, pour la plupart, analphabètes. Ils "n'ont ni encre ni texte écrit, mais le salut est écrit dans leurs coeurs par l'Esprit". Irénée s'attache donc à parler leur langue, à les aimer tels qu'ils sont, pour leur enseigner une seule foi, dans un seul bapême. Mais il lui faut un outil d'enseignement. Car s'il a eu la chance de recueillir des témoignages directement issus de la rencontre avec le Christ, qu'en sera-t-il de tous ces nouveaux convertis ? Alors germe en son esprit l'idée d'un ouvrage qui renfermerait de très précieux témoignages sur les doctrines chrétiennes originelles, quii exposerait "la règle de foi inaltérable", et serait une "espèce d'aide-mémoire sur les points capitaux de la foi". Jamais encore on ne l'a entrepris ; jamais sans doute n'en avait-on ressenti le besoin. Aujourd'hui, c'est, aux yeux d'Irénée, une urgence, et le titre s'impose à lui : ce sera la Démonstration de l'enseignement apostolique, le premier de tous les catéchismes. "Comme dans un riche dépôt, les Apôtres ont placé dans l'Église la plénitude parfaite de la vérité : quiconque la désire n'a qu'à y puiser le breuvage de la vie."

    Certes, Irénée peut rendre grâce pour la continuité apostolique dans laquelle il s'inscrit. Si, le premier, il formule la suprématie de l'Église de Rome, c'est parce qu'elle jouit "d'une autorité plus puissante", étant issue de la succession de Pierre et de sa fondation par Paul. Voilà pourquoi l'Église est seule à pouvoir décider de la validité d'une interprétation des Écritures, dans l'authenticité de la tradition transmise sans défaut.

    "Artisan de paix" : tel est le sens du nom d'Irénée. Homme de foi inlassablement occupé à ramener toutes les brebis égarées, il "vécut son nom", dit Eusèbe de Césarée. Il vécut surtout pour la paix de ses frères, la paix des coeurs et des esprits, dans la fidélité à la vérité de l'Évangile précieusement entretenue par la tradition naissante de l'Église.


Le Livre des Merveilles, Mame-Plon 1999
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