Aujourd'hui, presque tout le monde l'admire. Mais, de son vivant, il a été contrecarré et raillé par beaucoup de gens, y compris au sein de l'Église. Sa sainteté est la même que celle des martyrs. Sa béatitude est la même que celle de Jésus sur la croix.
ROME, le 1er mai 2011 – Dans les dernières années de sa vie, il disait de lui-même, en polonais : "Je suis un biedaczek,
un pauvre homme". Un pauvre vieillard malade et épuisé. Lui qui avait été si athlétique, il était devenu l’homme des douleurs. Et pourtant c’est bien à ce moment-là que sa sainteté a commencé à
resplendir, dans et en dehors de l’Église.
Auparavant, ce n’était pas le cas : le pape Karol Wojtyla était admiré davantage comme un héros que comme un saint. Sa sainteté a commencé à conquérir les esprits et les cœurs de beaucoup
d’hommes et de femmes du monde entier quand il lui est arrivé ce que Jésus avait prophétisé à propos de la vieillesse de l'apôtre Pierre : "En vérité je te le dis : quand tu étais jeune, tu
t’habillais tout seul et tu allais où tu voulais ; mais quand tu seras devenu vieux, tu étendras les mains, un autre t’habillera et te mènera où tu ne voudrais pas".
Maintenant que le voilà proclamé bienheureux, Jean-Paul II révèle au monde la vérité de ce qu’a dit Jésus : "Bienheureux les pauvres, parce que le royaume des cieux est à eux".
Il ne rayonnait pas de sainteté à l’heure de ses triomphes. Bien souvent les applaudissements qui lui étaient adressés lorsqu’il parcourait le monde à un rythme à couper le souffle étaient trop
intéressés et trop sélectifs pour être sincères. Le pape qui faisait tomber le rideau de fer était une bénédiction aux yeux de l'Occident. Mais lorsqu’il se battait pour défendre la vie de tout
être humain qui naît sur cette terre, pour défendre la vie la plus fragile, la plus petite, la vie de l’être qui vient d’être conçu mais dont le nom est déjà inscrit dans le ciel, alors il y
avait peu de gens qui l’écoutaient et beaucoup qui hochaient la tête.
L’histoire de son pontificat a été, en général, faite d’ombres et de lumières, avec de forts contrastes. Mais son image dominante, pendant de nombreuses années, a été celle du combattant, pas
celle du saint. Lorsqu’il a frôlé la mort, en 1981, qu’il a été frappé on ne sait pas encore bien pourquoi, le monde s’est incliné avec respect et a observé une minute de silence puis il a repris
tout de suite sa vieille musique, peu amicale.
Un grand nombre de gens se méfiaient de lui, y compris à l’intérieur de l’Église. Pour beaucoup, il était "le pape polonais", le représentant d’un christianisme désuet, antimoderne, du peuple. Ce
qu’ils percevaient en lui, ce n’était pas sa sainteté, mais sa dévotion, qui ne convenait pas à ceux qui rêvaient d’un catholicisme intérieur et "adulte" plongé dans le monde avec tant de
bienveillance qu’il en devient invisible et silencieux.
Et pourtant, peu à peu, l’écorce du pape athlète, héros, combattant, dévot, a commencé à laisser apparaître aussi sa sainteté.
Le moment de ce changement a été le jubilé de l’an 2000, l'année sainte. Le pape Wojtyla avait voulu que ce soit une année de repentir et de pardon. Le premier dimanche de Carême de cette
année-là, le 12 mars, il célébra sous les yeux du monde une liturgie pénitentielle sans précédent. Sept fois de suite, comme les sept péchés capitaux, il confessa les fautes commises par les
chrétiens au cours des siècles et pour toutes il demanda pardon à Dieu. Extermination des hérétiques, persécutions des Juifs, guerres de religion, humiliation des femmes... Le visage douloureux
du pape, déjà marqué par la maladie, était l’icône de ce repentir. Le monde le regarda avec respect. Mais aussi avec dérision. Jean-Paul II s’exposa, désarmé, aux gifles et aux moqueries. Il se
laissa flageller. À chaque fois il y avait des gens qui lui demandaient d’autres repentances, pour d’autres fautes encore. Et lui battait sa coulpe pour tout.
Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’il n’a jamais demandé publiquement pardon pour les abus sexuels commis par des prêtres sur des enfants. Mais on ne se rappelle pas non plus que quiconque
s’en soit pris à lui, en 2000, pour lui reprocher cette omission. Le scandale n’en était pas encore un pour les leaders d'opinion d'alors, distraits. Aujourd’hui, si : ceux-là même qui n’avaient
rien dit en 2000 lui font grief de ce silence et l’accusent de s’être laissé leurrer par ce prêtre indigne que fut Marcial Maciel. Mais ce sont là des accusations posthumes qui dégoulinent
d’hypocrisie.
Ceux qui ont compris ce qu’il y avait de vrai dans la sainteté de ce pape, ce sont ces millions et ces millions d’hommes et de femmes qui, au moment de sa mort, lui ont dit le plus grandiose
"merci" collectif qui ait jamais été adressé à un homme du siècle dernier. Les chefs d’état et de gouvernement de presque deux cents pays accourus à Rome pour ses funérailles se sont déplacés,
entre autres, parce qu’ils ne pouvaient pas se soustraire à cette vague d’estime qui envahissait le monde.
Mais Jean-Paul II avait voulu que son jubilé de l’an 2000 soit également l’année des martyrs. Les innombrables martyrs, dont le nom est inconnu dans bien des cas, tués en haine de la foi en ce
"Dominus Jesus" que le pape avait voulu présenter à nouveau comme l’unique sauveur de tous les hommes, pour tous ceux qui l’avaient oublié.
Et le monde a deviné ceci : que sur le visage douloureux du pape il y avait la béatitude promise par Dieu aux pauvres, aux affligés, aux affamés de justice, aux artisans de paix, aux
miséricordieux. Le pape raillé, contrecarré, souffrant, le pape qui perdait peu à peu l'usage de la parole partageait le sort que Jésus avait annoncé à ses disciples : "Bienheureux serez-vous si
l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on vous calomnie de toutes manières à cause de moi".
Les béatitudes sont la biographie de Jésus et donc de ceux qui le suivent avec un cœur pur. Elles sont l'image du monde nouveau et de l'homme nouveau que Jésus a inauguré, le renversement des
critères terrestres.
"Ils regarderont celui qu’ils auront transpercé". Comme sous la croix, beaucoup de gens voient aujourd’hui en Karol Wojtyla bienheureux un avant-goût du paradis.
[Ce commentaire a été écrit par Sandro Magister pour "La Tercera", le premier
quotidien chilien, et publié le jour de la béatification de Jean-Paul II, le 1er mai 2011].
EXTRAIT DE L'HOMÉLIE DE LA MESSE DE BÉATIFICATION DE JEAN-PAUL II
par Benoît XVI
Chers frères et soeurs, [...] ce dimanche est le deuxième dimanche de Pâques, que le bienheureux Jean-Paul II a dédié à la Divine Miséricorde. C’est pourquoi ce jour a été choisi pour la
célébration d’aujourd’hui, car, par un dessein providentiel, mon prédécesseur a rendu l’esprit justement la veille au soir de cette fête. [...]
« Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. » (Jn 20,29). Dans l’Évangile d’aujourd’hui, Jésus prononce cette béatitude : la béatitude de la foi. Elle nous frappe de façon particulière parce
que nous sommes justement réunis pour célébrer une béatification, et plus encore parce qu’aujourd’hui a été proclamé bienheureux un Pape, un Successeur de Pierre, appelé à confirmer ses frères
dans la foi. Jean-Paul II est bienheureux pour sa foi, forte et généreuse, apostolique. Et, tout de suite, nous vient à l’esprit cette autre béatitude : « Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car
cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 16, 17). Qu’a donc révélé le Père céleste à Simon ? Que Jésus est le Christ, le Fils du
Dieu vivant. Grâce à cette foi, Simon devient « Pierre », le rocher sur lequel Jésus peut bâtir son Église.
La béatitude éternelle de Jean-Paul II, qu’aujourd’hui l’Église a la joie de proclamer, réside entièrement dans ces paroles du Christ : « Tu es heureux, Simon » et « Heureux ceux qui n’ont pas vu
et qui ont cru. ». La béatitude de la foi, que Jean-Paul II aussi a reçue en don de Dieu le Père, pour l’édification de l’Église du Christ.
Cependant notre pensée va à une autre béatitude qui, dans l’Évangile, précède toutes les autres. C’est celle de la Vierge Marie, la Mère du Rédempteur. C’est à elle, qui vient à peine de
concevoir Jésus dans son sein, que Sainte Élisabeth dit : « Bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur ! » (Lc 1, 45). La béatitude de la foi
a son modèle en Marie et nous sommes tous heureux que la béatification de Jean-Paul II advienne le premier jour du mois marial, sous le regard maternel de Celle qui, par sa foi, soutient la foi
des Apôtres et soutient sans cesse la foi de leurs successeurs, spécialement de ceux qui sont appelés à siéger sur la chaire de Pierre.
Marie n’apparaît pas dans les récits de la résurrection du Christ, mais sa présence est comme cachée partout : elle est la Mère, à qui Jésus a confié chacun des disciples et la communauté tout
entière. En particulier, nous notons que la présence effective et maternelle de Marie est signalée par saint Jean et par saint Luc dans des contextes qui précèdent ceux de l’Évangile
d’aujourd’hui et de la première Lecture : dans le récit de la mort de Jésus, où Marie apparaît au pied de la croix (Jn 19, 25) ; et au début des Actes des Apôtres, qui la montrent au milieu des
disciples réunis en prière au Cénacle (Ac 1, 14). [...]
Chers frères et soeurs, [..] dans son Testament, le nouveau bienheureux écrivait : « Lorsque, le jour du 16 octobre 1978, le conclave des Cardinaux choisit Jean-Paul II, le Primat de la Pologne,
le Card. Stefan Wyszynski, me dit : "Le devoir du nouveau Pape sera d’introduire l’Église dans le Troisième Millénaire". Et il ajoutait : « Je désire encore une fois exprimer ma gratitude à
l’Esprit Saint pour le grand don du Concile Vatican II, envers lequel je me sens débiteur avec l’Église tout entière – et surtout avec l’épiscopat tout entier –. Je suis convaincu qu’il sera
encore donné aux nouvelles générations de puiser pendant longtemps aux richesses que ce Concile du XXème siècle nous a offertes. En tant qu’évêque qui a participé à l’événement conciliaire du
premier au dernier jour, je désire confier ce grand patrimoine à tous ceux qui sont et qui seront appelés à le réaliser à l’avenir. Pour ma part, je rends grâce au Pasteur éternel qui m’a permis
de servir cette très grande cause au cours de toutes les années de mon pontificat ».
Et quelle est cette « cause » ? Celle-là même que Jean-Paul II a formulée au cours de sa première Messe solennelle sur la place Saint-Pierre, par ces paroles mémorables : « N’ayez pas peur !
Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ ! ». Ce que le Pape nouvellement élu demandait à tous, il l’a fait lui-même le premier : il a ouvert au Christ la société, la culture, les
systèmes politiques et économiques, en inversant avec une force de géant – force qui lui venait de Dieu – une tendance qui pouvait sembler irréversible.
Par son témoignage de foi, d’amour et de courage apostolique, accompagné d’une grande charge humaine, ce fils exemplaire de la nation polonaise a aidé les chrétiens du monde entier à ne pas avoir
peur de se dire chrétiens, d’appartenir à l’Église, de parler de l’Évangile. En un mot : il nous a aidés à ne pas avoir peur de la vérité, car la vérité est garantie de liberté.
De façon plus synthétique encore : il nous a redonné la force de croire au Christ, car le Christ est "Redemptor hominis", le Rédempteur de l’homme : thème de sa première Encyclique et fil
conducteur de toutes les autres.
Karol Wojtyla est monté sur le siège de Pierre, apportant avec lui sa profonde réflexion sur la confrontation, centrée sur l’homme, entre le marxisme et le christianisme. Son message a été
celui-ci : l’homme est le chemin de l’Église, et Christ est le chemin de l’homme. Par ce message, qui est le grand héritage du Concile Vatican II et de son « timonier », le Serviteur de Dieu le
Pape Paul VI, Jean-Paul II a conduit le Peuple de Dieu pour qu’il franchisse le seuil du Troisième Millénaire, qu’il a pu appeler, précisément grâce au Christ, le « seuil de l’espérance ».
Oui, à travers le long chemin de préparation au Grand Jubilé, il a donné au Christianisme une orientation renouvelée vers l’avenir, l’avenir de Dieu, transcendant quant à l’histoire, mais qui,
quoi qu’il en soit, a une influence sur l’histoire. Cette charge d’espérance qui avait été cédée en quelque sorte au marxisme et à l’idéologie du progrès, il l’a légitimement revendiquée pour le
Christianisme, en lui restituant la physionomie authentique de l’espérance, à vivre dans l’histoire avec un esprit d’« avent », dans une existence personnelle et communautaire orientée vers le
Christ, plénitude de l’homme et accomplissement de ses attentes de justice et de paix. [...]
Bienheureux es-tu, bien aimé Pape Jean-Paul II, parce que tu as cru ! Continue – nous t’en prions – de soutenir du Ciel la foi du Peuple de Dieu. Amen.
Le texte intégral de l’homélie :
> "Chers frères et soeurs..."
Un portrait du nouveau bienheureux écrit par le professeur Pietro De Marco pour le "Corriere della Sera", édition de Florence, et pour le blog "Settimo Cielo" :
> Karol Wojtyla o "la forza dei martiri e la paura dei cristiani"
Illustration : le lancement du numéro spécial de "L'Osservatore Romano" publié en sept langues à l’occasion de la béatification de Jean-Paul II et qui contient toutes les homélies prononcés par
Joseph Ratzinger cardinal et pape en mémoire de son prédécesseur.
Traduction française par Charles de Pechpeyrou.