Jésus, dans l’Évangile, se réfère au commencement, c’est-à-dire à la création. Même les païens n’ont aucune excuse, dit S. Paul, car ce que Dieu a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres (Rm 1, 18 ss.) : Ils se sont laissé aller à des raisonnements qui ne mènent à rien, et les ténèbres ont rempli leurs cœurs sans intelligence. (…) Ils ont échangé la vérité de Dieu contre le mensonge ; ils ont adoré et servi les créatures au lieu du Créateur, lui qui est béni éternellement. C’est donc une morale qui concerne tout le monde, pas seulement les chrétiens.
Or, il n’est pas rare de nos jours de voir des personnes qui se présentent comme chrétiens, comme catholiques même, et qui non seulement commettent des péchés inexcusables pour les païens, mais qui approuvent ceux qui les font (cf. Rm 1, 12). Dans le même temps, ils revendiquent le droit de pouvoir communier, se (re)marier, adopter des enfants, de devenir prêtres… Dans l’évangile, il n’est question que des hommes et des femmes qui déshonorent leurs corps dans l’adultère. Mais S. Paul mentionne aussi ceux qui le déshonorent dans des relations homosexuelles. Les personnes à tendance homosexuelle ont toujours existé – au temps de S. Paul, comme aujourd’hui – mais le prétendu progrès c’est de ne plus en avoir honte et de faire du lobbying afin que les unions homosexuelles soient juridiquement reconnues.
La vraie foi, elle, vient au secours de la vraie raison, sans pour autant la court-circuiter. N’oublions pas l’agencement des passages dans l’Évangile de S. Marc : c’est la question de la foi chrétienne qui entraîne la question de la morale chrétienne. Ce n’est qu’en découvrant qui est Jésus que l’on peut apprendre ce qu’il convient de faire pour le suivre. Si on ne sait plus qui est celui qu’on suit, on perd par le fait même la lumière du comment. Une morale ne peut être chrétienne qu’en dépendance de la foi chrétienne. Il s’ensuit que si la foi diminue, le sens moral se perd inévitablement. Comment, dans ce cas, être enfants de Dieu sans tache au milieu d’une génération égarée et pervertie et briller comme les astres dans l’univers (Ph 2, 15) ?
Cette observation toute simple, mais très importante doit être gardée en mémoire si on veut comprendre quelque chose aux raisons de l’évolution des mentalités, pas seulement de nos jours, mais de tous les temps. De même que la foi n’est pas une réalité statique, de même la morale est appelée à évoluer, mais pas de manière indépendante. Ainsi, quand la foi baisse, le sens moral se dégrade. Si la foi grandit, il progresse.
Aux pharisiens qui l’abordent pour le mettre dans l’embarras et qui se réclament non pas d’une prescription (Que vous a prescrit Moïse ?), mais d’une permission de Moïse (Moïse a permis de renvoyer sa femme), Jésus répond en disant qu’il ne s’agit ni d’une prescription, ni d’une permission, mais d’une concession. Au sujet du divorce, Moïse n’a rien prescrit du tout, et il n’a jamais donné une autorisation quelconque pour divorcer. Il a simplement pris acte d’une situation qui s’était de plus en plus dégradée, en formulant une loi pour limiter les dégâts et pour protéger la femme contre l’arbitraire de l’homme :
Soit un homme qui a pris une femme et consommé son mariage ; mais cette femme n'a pas trouvé grâce à ses yeux, et il a découvert une tare à lui imputer ; il a donc rédigé pour elle un acte de répudiation et le lui a remis, puis il l'a renvoyée de chez lui ; elle a quitté sa maison, s'en est allée et a appartenu à un autre homme. Si alors cet autre homme la prend en aversion, rédige pour elle un acte de répudiation, le lui remet et la renvoie de chez lui (ou si vient à mourir cet autre homme qui l'a prise pour femme), son premier mari qui l'a répudiée ne pourra la reprendre pour femme, après qu'elle s'est ainsi rendue impure. Car il y a là une abomination aux yeux de Yahvé, et tu ne dois pas faire pécher le pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage. (Dt 24, 1-4)
En d’autres mots, si Moïse a dû légiférer au sujet du divorce, c’est que le peuple était tombé vraiment bien bas. Jésus le dit clairement : C’est en raison de votre endurcissement qu’il a formulé cette loi. S. Marc nous a déjà montré Jésus confronté à cet endurcissement : Alors, promenant sur eux un regard de colère, navré de l’endurcissement de leurs cœurs… (Mc 3, 5) Pécher est une chose. Cela peut être l’effet d’une faiblesse momentanée. S’endurcir, c’est pécher volontairement et obstinément, en refusant d’ouvrir les yeux et de changer de conduite. L’endurcissement, comme l’ignorance affectée, nous dit le Catéchisme, "ne diminuent pas, mais augmentent le caractère volontaire du péché" (CEC 1859).
Une législation peut parfois tolérer des comportements moralement inacceptables et peut parfois renoncer à réprimer ce qui provoquerait, par son interdiction, un dommage plus grave. Mais "elle ne doit jamais affaiblir la reconnaissance du mariage monogamique indissoluble comme unique forme authentique de la famille" (Compendium DSE, 229). "Le peuple de Dieu interviendra aussi auprès des autorités publiques afin que celles-ci, résistant à ces tendances qui désagrègent la société elle-même et sont dommageables pour la dignité, la sécurité et le bien-être des divers citoyens, s’emploient à éviter que l’opinion publique ne soit entraînée à sous-estimer l’importance institutionnelle du mariage et de la famille" (Familiaris Consortio, 81). À l’heure où l’on parle couramment de "mariages homosexuels" et de "familles recomposées", cette parole de l’Église ne doit pas être prise à la légère. Les valeurs humaines sont au moins aussi importantes que les valeurs économiques. Les chrétiens doivent donc faire entendre leur voix auprès des responsables politiques. Ne pas le faire est un péché d’omission qui peut avoir de lourdes conséquences pour l’avenir de l’humanité, plus lourdes que le réchauffement de la planète, qui commence à faire pas mal de vagues.
Pour terminer, n’oublions pas la dernière partie de l’évangile. C’est même la plus importante aux yeux de S. Marc. Ce petit passage, d’apparence insignifiante, est, en réalité le cœur de toute cette partie de son Évangile, le centre de toute la vie morale du disciple de Jésus, la clé de tous les paradoxes évangéliques dans le domaine de la morale chrétienne. Les enfants, ce sont ces petits qui sont grands, ces derniers qui sont premiers, ces dépendants qui sont accueillants. L’enfant rappelle à tout homme – et d’abord au chrétien – que recevoir est plus important que faire, que les exigences de l’Amour de Dieu ne sont pas des exploits impossibles à accomplir, mais une grâce que tout le monde peut accueillir. En présence de cette grâce offerte, les actions humaines ne pourront jamais constituer une monnaie d’échange qui donnerait un droit quelconque pour entrer dans le Royaume. Voilà la révélation qui caractérise la morale chrétienne.
Avant cette scène (9, 33 – 10, 12), c’est l’aspect de l’action des hommes qui est accentué. Il est question de celui qui expulse les démons au nom de Jésus ; de couper la main, le pied, d’arracher l’œil, bref, tout ce qui pourrait entraîner au péché ; et, dans la première partie du passage de ce jour, d’aller plus loin dans l’accomplissement des commandements que ce qui est simplement "permis" par la Loi de Moïse.
Et pourtant, ce n’est ni la chasteté la plus parfaite, ni la pauvreté la plus radicale, ni l’obéissance la plus exacte aux commandements (tout cela qui est pourtant requis par le Seigneur à ceux qui veulent devenir ses disciples), qui donnent un droit quelconque à ce que Dieu se propose de donner gratuitement à ceux qui le lui demandent. C’est ce que Thérèse de Lisieux avait si bien compris. C’est ce que nous devons demander à ce "Docteur de l’Église" de nous enseigner, comme elle l’a enseigné aux novices de son couvent du Carmel. Un jour, l’une d’entre elles lui disait : "Quand je pense à tout ce que j’ai encore à acquérir pour devenir une bonne religieuse…" Et Ste Thérèse de répondre : "Dites plutôt : à perdre !". Et dans une de ses poésies (PN 24 ,9), en s’adressant à Jésus, elle écrit :
Dont tu comblas les plus petits enfants
Je veux aussi recevoir tes caresses
Ah ! donne-moi tes baisers ravissants
Pour jouir dans les Cieux de ta douce présence
Je saurai pratiquer les vertus d’enfance
N’as-tu pas dit souvent :
"Le Ciel est pour l’enfant ?…"
Rappelle-toi.