Au début, le néophyte fait preuve d'un bel enthousiasme. Mais cet emballement est dû en partie à bien des illusions et des fausses représentations concernant la manière dont Jésus va s'acquitter de sa mission messianique. Jésus avait déjà dû rappeler à l'ordre Pierre, détenteur pourtant des droits d'auteur de la profession de foi des Douze, mais qui s'était permis ensuite de faire à Jésus de vifs reproches en l'entendant évoquer souffrances, rejet, mort et résurrection : Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes, avait répondu le Messie.
Aujourd'hui, c'est Jean dont les pensées sont trop humaines, quand il pense pourtant bien faire en voulant empêcher quelqu'un de chasser des esprits mauvais au nom de Jésus, car, dit-il, il n'est pas de ceux qui nous suivent. Avant de parler de la réponse de Jésus, remarquons un glissement significatif dans la manière de s'exprimer de Jean. Il ne dit pas : il n'est pas de ceux qui te suivent (Jésus), mais : il n'est pas de ceux qui nous suivent. L'erreur de Jean est de penser que pour suivre Jésus, il faut suivre nécessairement nous, c'est-à-dire le groupe des Douze, et qu'il faut les suivre d'une manière matérielle.
Ce glissement sera l'occasion d'une mise au point importante non seulement pour Jean, mais pour nous tous. Suivre Jésus, avant la Résurrection, c'était généralement marcher physiquement derrière lui. Après, les choses ont changé : la présence sensible de Jésus est enlevée. Suivre le Christ, dans ces conditions, suppose alors vivre selon ses enseignements et son exemple, avec docilité, dans cet esprit filial, fruit de l'action de l'Esprit répandu à la Pentecôte. De même que la vraie parenté de Jésus n'est pas une parenté charnelle, de même les vrais disciples ne se caractérisent pas par une proximité spatiale ou temporelle avec Jésus. Cette proximité, quand elle existe, peut aller de pair avec des illusions dangereuses : Alors vous vous mettrez à dire :
L'élément distinctif du vrai disciple de Jésus (on peut penser à la Vierge Marie) est une foi effective (qui se traduit en actes) : Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, ma soeur, ma mère (Mc 3, 35). Dès avant la Résurrection, l'Évangile nous montre certaines personnes bien décidées à suivre Jésus, mais à qui Jésus ne le permet pas physiquement, tout en leur montrant que l'essentiel n'est pas là. L'homme possédé dans le pays des Géraséniens le supplie de pouvoir être avec lui. (Jésus) n'y consentit pas, mais il lui dit : "Rentre chez toi, auprès des tiens, annonce-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde" (Mc 5, 18-19). Déjà pour les Apôtres et les autres contemporains, suivre Jésus nécessitait plus qu'une bonne paire de jambes. Et Judas, qui en était bien pourvu, n'est pas vraiment le modèle "à suivre".
Le modèle à suivre est S. Paul, lui qui est devenu disciple de Jésus seulement après la Pentecôte, et qui n'a donc pas marché derrière Jésus, ni mangé et bu en sa présence. Écrivant aux chrétiens de la communauté qu'il avait fondée à Philippes, il met l'accent sur ce qui est le plus important : Ayez entre vous les dispositions que l'on doit avoir dans le Christ Jésus : lui qui était dans la condition de Dieu, il n'a pas jugé bon de revendiquer son droit d'être traité à l'égal de Dieu (Ph 2, 5 ss.). Voilà ce que suivre veut dire.
Justement, dans l'Évangile de ce jour, qu'on a pu appeler le "discours communautaire" dans S. Marc, Jésus corrige Jean, qui suivait Jésus au plus près, physiquement, avec les Onze autres, mais qui était loin d'avoir les dispositions que l'on doit avoir dans le Christ Jésus. S. Marc nous a raconté qu'avec son frère, Jacques, il s'était déjà montré partisan de méthodes assez drastiques précédemment. Jésus les avait appelés fils du tonnerre (Mc 3, 17). Eh bien, ce même Jean se scandalise parce qu'il a vu quelqu'un chasser des esprits mauvais au nom de Jésus, alors qu'il n'est pas de ceux qui nous suivent. Nous avons (mon frère et moi ?) voulu l'en empêcher, dit-il, sans préciser, cette fois, la méthode employée. Jésus fait comprendre à Jean qu'en réalité, c'est lui qui ne le suit pas, que c'est lui qui, tout en suivant Jésus physiquement, n'a pas les dispositions que l'on doit avoir dans le Christ Jésus, alors que l'autre, celui que Jean considérait comme persona non grata, s'il n'est pas contre nous, et si, au contraire, il donne à ceux qui sont avec Jésus ne fût-ce qu'un verre d'eau au nom de (leur) appartenance au Christ, celui-là ne restera pas sans récompense.
Là encore, S. Paul nous montre l'exemple à suivre en allant plus loin dans cette logique de la vraie tolérance, tout à l'opposé de l'esprit sectaire. Dans la lettre aux Philippiens, à peine quelques versets avant le passage cité plus haut, il écrit : Certains annoncent le Christ avec l'arrière-pensée de me faire du tort, d'autres le font avec sincérité ; de toute façon, du moment que le Christ est annoncé, je m'en réjouis, et je m'en réjouirai toujours (1, 18), donc même sans recevoir d'eux un verre d'eau, et même s'ils sont contre lui. Ce qui est important, ce n'est pas la relation : "certains"-Paul, mais la relation : "certains"-Jésus. (Notons pourtant qu'il s'agit bien de ceux qui annoncent le Christ, et de ceux qui font des miracles. On invoque ces passages un peu trop facilement pour les appliquer au dialogue inter-religieux, donc avec ceux qui ne se réclament pas du Christ. Ce n'est pas tout à fait la même chose cf. G.S. 44.)
Qu'elle est lente, notre disposition à faire nôtres les sentiments du Christ Jésus ! Pourtant, Dieu s'y était pris depuis longtemps pour les inculquer à ceux qui voulaient le suivre (cf. première lect.).
Aujourd'hui, cela pose concrètement la question de la collaboration entre l'évêque et ses prêtres. La tradition chrétienne a toujours vu dans l'effusion de l'Esprit de Moïse sur les 70 anciens une figure de la participation par les prêtres à la fonction sacerdotale, royale et prophétique de l'évêque. Il est de bon ton, pour un évêque diocésain d'avoir un "projet pastoral", élaboré ou non lors d'un synode diocésain. Quelquefois se manifeste la tendance à se prévaloir de ce document pour stigmatiser toute initiative jugée inadéquate, non conforme au projet pastoral, comme si l'Esprit Saint était tenu d'observer les plans des hommes.
Dans son encyclique Tertio millennio ineunte (n. 29), Jean Paul II, en invitant les chrétiens à "repartir du Christ" écrivait :
Cela pose plus largement la question de l'exercice des charismes (comme ceux de la prophétie et de l'exorcisme) par le peuple de prophètes, c'est-à-dire : tous les baptisés. Aucune planification pastorale n'avait prévu l'éclosion du Renouveau charismatique. Les pasteurs de l'Église n'ont pu que s'en émerveiller, tout en l'accompagnant, comme S. Paul l'a fait à Corinthe, avec la nécessaire prudence, pour éviter tout débordement. Mais ils n'ont pas été rares, les "fils du tonnerre" qui ont fait de l'excès de zèle, et qui, sous prétexte que cette nouveauté n'était pas prévue dans les projets pastoraux, ont voulu "empêcher" le feu, que Jésus est venu allumer sur la terre (cf. Lc 12, 49), de se répandre. Inversement, l'on peut observer une espèce de sectarisme de la part de membres du Renouveau qui ne jurent que par le Renouveau, jugeant qu'en dehors de leur mouvance, il n'y a point de salut. L'Action catholique a d'ailleurs connu, elle aussi, cette dérive...
La suite de l'Évangile nous rappelle que, si la tolérance et le respect doivent présider à tout ce qui se fait au nom du Christ, le même Christ réclame, au contraire, une extrême rigueur (ou intolérance) quand il s'agit de ceux qui causent un scandale dans la communauté, spécialement quand sont concernés les petits et les faibles. C'est l'époque de la rentrée des catéchismes. Entre le verre d'eau et le scandale, il faut choisir. À chacun de voir ce qu'il (elle) peut faire pour les enfants, et pour prendre une part active à leur éducation chrétienne.. À chacun aussi de vérifier sérieusement s'il (si elle) n'est pas concerné(e) par la mise en garde sévère de Jésus, et, le cas échéant, de couper net ce qui doit être coupé. D'ailleurs, S. Marc souligne la fragilité du croyant, quel que soit son âge. Celui qui suit Jésus est toujours un faible et un petit.
Cette rigueur-intolérance est d'abord à exercer envers soi-même. Car celui qui a commencé à suivre Jésus peut entraîner d'abord sa propre perte. N'allons pas trop vite édulcorer et minimiser les paroles extrêmement radicales de Jésus. Combien sont morts dans un bain de sang pour ne pas se compromettre avec la manifestation du mal. Mais n'allons pas non plus penser que les occasions de pratiquer ce radicalisme ne se présentent que dans ces cas extrêmes. Le martyre est aussi dans la vie de tous les jours, par exemple dans la mortification de la langue ou du regard. Tout homme sera salé au feu (Mc 9, 49), d'une manière ou d'une autre. Lors du baptême, la renonciation à Satan, au péché, et à tout ce qui conduit au péché précède la profession de foi. Ne l'oublions pas.
Ce radicalisme, comme le fait remarquer S. François de Sales, n'exclut pas une tout aussi nécessaire patience envers soi-même. L'art de suivre Jésus en l'imitant sous la mouvance du Saint Esprit réside aussi dans le difficile équilibre entre tolérance, rigueur et patience. Vive les mariés !