J'aime beaucoup la manière dont S. Marc commence son Évangile, comme sur des chapeaux de roue, en "pole-position", en écrivant, dès le premier verset : Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, le fils de Dieu. Rivaliser avec Ralph Schumacher ou Lewis Hamilton sur un circuit de Formule 1, ce n'est pas donné à tout le monde, mais croire dans le sillage de S. Marc, c'est un don de Dieu pour tous. À condition de se souvenir que la foi, c'est comme la Bible (cf. homélie : L'ÉVANGILE FRAIS OU EN CONSERVES) : elle ne se laisse pas couper en petits morceaux, et si on le fait quand même, on n'y comprend plus rien. La foi, c'est à prendre ou à laisser. Elle n'est pas la conclusion d'un raisonnement, ni le résultat d'une enquête d'opinion. Elle n'est pas objet de discussion ; elle ne se laisse pas négocier. Pour qui prenons-nous le Seigneur ? Il vient pour nous sauver, et nous, qui sommes dans le pétrin du péché, nous irions lui imposer des conditions et des négociations, comme ces séminaristes, qui, dans un élan soudain de zèle intellectuel, avaient organisé un carrefour sur les anges, pour arriver à la conclusion ... qu'ils n'existent pas ?
C'est ainsi qu'à la fin de l'évangile, S. Marc nous montre la foi du centurion comme étant le modèle de la foi du chrétien : Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu ! (15, 39) Ce centurion était un païen. Et voilà qu'en voyant Jésus mourir sur une croix, il fait sa profession de foi. Admirable !
Pourtant, au chapitre 8, la foi des Douze, eux qui étaient avec Jésus depuis déjà un certain temps, cette foi que proclame Simon-Pierre dans l'évangile d'aujourd'hui, n'en est pas encore là. S. Marc nous montre là tout un cheminement, un itinéraire avec des étapes successives. Mais ce cheminement se distingue nettement de celui de la foule, d'une part, et des opposants de Jésus (Hérode, les pharisiens, les scribes), d'autre part.
Tous sont mis devant une question qui les taraude, inévitable : Qui donc est Jésus ? Cette question est déjà posée au chapitre 6 (v.14-16) :
Vous y reconnaissez sans peine la réponse à la première question de Jésus dans l'évangile d'aujourd'hui au chapitre 8. C'est ce qu'on appelle une inclusion.
Voici, dans la bouche de Jésus, quelques expressions significatives :
- Écoutez-moi tous et comprenez bien (7, 14) ;
- Vous avez des yeux et vous ne regardez pas, vous avez des oreilles et vous n'écoutez pas ? Vous ne vous rappelez pas ? (8, 18).
- Vous ne comprenez pas encore ? (8, 21) ;
Ces incompréhensions s'enracinent finalement dans les coeurs :
- Ils n'avaient pas compris la signification du miracle des pains : leur coeur était aveuglé (6, 52) ;
- Ce peuple m'honore des lèvres, mais son coeur est loin de moi (7, 6) ;
- Anisi, vous aussi, vous êtes incapables de comprendre ? (7, 18) ;
- C'est du dedans, du coeur de l'homme, que sortent les pensées perverses (7, 21) ;
- Pourquoi discutez-vous sur ce manque de pain ? Vous ne voyez pas ? Vous ne comprenez pas encore ? Vous avez le coeur aveuglé ? (8, 17).
Cette lenteur dans le cheminement de la foi chez les uns, cet endurcissement aussi, ce refus de croire chez d'autres, ces différentes attitudes, S. Marc les présente comme un miroir dans lequel les chrétiens de sa communauté à Rome pouvaient se reconnaître, un miroir dans lequel nous aussi, nous pouvons nous regarder nous-mêmes, pour peu que nous acceptions de nous remettre en cause. Dans cette ligne, permettez-moi de vous soumettre trois questions.
La première, c'est : Ce Jésus que je rencontre dans l'Eucharistie du dimanche, qui est-il ? Qui est-il pour les hommes ? Qui est-il pour moi : le même, ou quelqu'un d'absolument unique ? Autrement dit : ma foi en Jésus-Eucharistie se distingue-t-elle résolument des opinions courantes et à la mode, même si elle n'est pas encore parfaite ?
La deuxième : Quel est mon cheminement dans cette foi ? Cette foi grandit-elle, lentement sans doute, mais sûrement ? Ou bien, devient-elle de plus en plus tiède et diluée, du bout des lèvres ?
La troisième : Qu'est-ce que je fais pour grandir dans "l'intelligence de la foi" ?
Je ne crois pas dans la mesure où je comprends, c'est entendu ; car c'est une mesure bien trop étroite pour Dieu. Il serait plus exact de dire que je comprends dans la mesure où je crois. Car comprendre n'est tout de même pas contraire à la dignité de l'homme, que je sache. Ne pas agir conformément à la raison est contraire à la nature de Dieu. C'est ce que Benoît XVI n'a cessé de nous rappeler.
La foi chrétienne trouve son origine en Orient, mais elle n'a pu se développer que grâce à la rencontre avec la philosophie grecque. Benoît XVI, lors de son voyage en Bavière, avait cité Théodore Khoury, théologien à Münster qui a édité une partie du dialogue de l'empereur byzantin Michel Paléologue avec un Persan cultivé sur le christianisme et l'islam et sur la vérité de chacun d'eux. C'était vers la fin du 14ème siècle. Dans ce contexte, Khoury cite une oeuvre du célèbre islamologue français R. Arnaldez, qui explique que Ibn Hazn va jusqu'à déclarer que Dieu ne serait pas même lié par sa propre parole et que rien ne l'obligerait à nous révéler la vérité. Si cela était sa volonté, l'homme devrait même pratiquer l'idolâtrie.
Selon cette présentation de la foi de l'islam, il n'y a rien à comprendre à Dieu. Il n'y a qu'à croire, et puis c'est tout. Or, cette vision de la foi, non seulement Benoît XVI n'a jamais dit qu'elle était celle de tout musulman, mais il a ajouté qu'elle s'est infiltrée dans la foi des chrétiens. Benoît XVI fait remarquer que, depuis la fin du Moyen Age jusqu'à aujourd'hui, en passant par la Réforme protestante et les Lumières, des tendances se sont développées dans la théologie catholique qui rompaient la synthèse entre esprit grec et esprit chrétien. Et il ajoute :
"En opposition à cela, la foi de l'Eglise s'est toujours tenue à la conviction qu'entre Dieu et nous, entre son Esprit créateur éternel et notre raison créée, il existe une vraie analogie dans laquelle comme le dit le IVème Concile du Latran en 1215 : les dissemblances sont certes assurément plus grandes que les ressemblances, mais toutefois pas au point d'abolir l'analogie et son langage. Dieu ne devient pas plus divin du fait que nous le repoussons loin de nous dans un pur et impénétrable volontarisme, mais le Dieu véritablement divin est ce Dieu qui s'est montré comme logos et comme logos a agi et continue d'agir plein d'amour en notre faveur. Bien sûr, l'amour, comme le dit Paul, "dépasse" la connaissance et c'est pour cette raison qu'il est capable de percevoir davantage que la simple pensée (cf. Ép 3, 19), mais il demeure l'amour du Dieu-Logos, pour lequel le culte chrétien est, comme le dit encore Paul logikè latreia : un culte qui s'accorde avec le Verbe éternel et avec notre raison (cf. Rm 12, 1)."
Cette partie de son discours, personne n'y a prêté attention, évidemment, et c'est pourtant là que nous sommes personnellement concernés.
Dans la deuxième partie de l'évangile, Jésus, qui a dit face au païen Pilate : Je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Tout homme qui appartient à la vérité écoute ma voix (Jn 18, 37), ce même Jésus nous rappelle que cela ne peut se faire qu'au prix de sa vie. Tu es le Messie, disait Pierre. Nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les peuples païens, précise Paul (1 Co 1, 23). C'est ce que nous sommes tous appelés à faire en Église.