Nous entrons dans une nouvelle section de l'évangile de Marc. De cette nouvelle section, la liturgie nous fera entendre plusieurs passages (pas tous !) entre le 15ème et le 24ème dimanche du Temps Ordinaire. Trop souvent nous nous contentons de lire l'Évangile par petits morceaux. La liturgie dominicale elle-même découpe en tranches un texte suivi, non sans inconvénient si nous sommes seulement des chrétiens du dimanche. La Parole de l'Évangile est beaucoup plus qu'une succession de récits anecdotiques.
Donnez-vous donc la peine (et la joie) de relire tranquillement chez vous Mc 6, 6 - 8, 30. Vous serez surpris de constater que ces chapitres forment un bel ensemble très cohérent qui interpelle vivement notre foi. Vous aurez alors la surprise de celui qui connaît l'ananas seulement en boîte de conserve, en tranches coupées, et qui, pendant ses vacances à la Martinique, découvre que l'ananas est un beau fruit qu'il faut récolter ... en se baissant. Du même coup, vous ne rêverez plus, comme les amoureux d'un roman primé ("Fort-de-France" - 1933) de vous promener "à l'ombre des ananas en fleur.
De quoi est-il surtout question dans ces trois chapitres de Marc ? Il est question de "pains" (dix-huit fois), de "manger" et "être rassasié" (dix-huit fois au total, également). C'est pourquoi on a appelé cette section "la section des pains".
Ce qui est caractéristique aussi de cette section, c'est la géographie. Après avoir été rejeté par "sa patrie", Jésus "circulait dans les villages alentour, en enseignant".
L'envoi en mission des Douze va dans ce sens d'une extension du Royaume de Dieu : en les envoyant, Jésus élargit son activité en paroles et en actes, non seulement parmi les Juifs, mais aussi parmi les païens (7, 24). À travers l'enseignement donné aux envoyés, Jésus va révéler quelle est la vraie nourriture indispensable pour la route, en faisant mémoire de l'histoire du peuple. Et il commence par leur rappeler l'essentiel de l'équipement du peuple quand il s'apprêtait à manger la première pâque de l'histoire, selon qu'il est écrit au livre de l'Exode :
"C'est ainsi que vous la mangerez : vos reins ceints, vos sandales aux pieds et votre bâton en main." (Ex 12, 11)
Et dans S. Marc : il leur prescrivit de ne rien prendre pour la route qu'un bâton seulement, ni pain, ni besace, ni menue monnaie pour la ceinture mais : "allez, chaussés de sandales". Le dépouillement, la pauvreté, sont indispensables pour prendre la route au nom du Seigneur qui sait donner au jour le jour ce qui convient, comme il le fit jadis pour le peuple au désert :
"(Le Seigneur ton Dieu) t'a rendu humble, il t'a fait sentir la faim, il t'a donné la manne que ni toi ni tes pères n'aviez connue, pour te montrer que l'homme ne vit pas seulement de pain, mais que l'homme vit de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur." (Dt 8, 3)
L'envoi des Douze est comme un Exode de la terre d'Égypte vers la Terre Promise, en passant par la Mer Rouge et le désert. Les consignes sont les mêmes que pour les douze tribus d'Israël qui, la nuit, devaient manger la Pâque à la hâte, prêts à partir : un bâton à la main et des sandales aux pieds (contrairement à Matthieu et Luc !). Le repas pascal est vu comme une nourriture pour soutenir les forces des pèlerins. Leur véritable patrie, la vraie Terre Promise, c'est le Royaume annoncé par Jésus :
"C'est dans la foi qu'ils sont tous morts sans avoir connu la réalisation des promesses ; mais ils l'avaient vue et saluée de loin, affirmant que, sur la terre, ils étaient des étrangers et des voyageurs. Or, parler ainsi, c'est montrer clairement qu'on est à la recherche d'une patrie. S'ils avaient pensé à celle qu'ils avaient quittée, ils auraient eu la possibilité d'y revenir. En fait, ils aspiraient à une patrie meilleure, celle des cieux. Et Dieu n'a pas refusé d'être invoqué comme leur Dieu, puisqu'il leur a préparé une cité céleste. " (He 11, 13-16).
Pierre, l'un des Douze, écrira après la Pentecôte :
"Moi, Pierre, Apôtre du Christ Jésus, à vous qui êtes comme en exil, dispersés (...) Que la grâce et la paix vous soient accordées en abondance." (1 P, 1, 1-2)
Et encore :
"Mes bien-aimés, puisque vous êtes ici-bas des gens de passage et des voyageurs, je vous exhorte à fuir les tendances égoïstes de la chair qui mènent leur combat contre l'âme. Ayez au milieu des païens une conduite excellente ; ainsi, alors même qu'ils vous calomnient en vous traitant de malfaiteurs, ils auront devant les yeux vos actions excellentes, et ils rendront gloire à Dieu, le jour où il viendra visiter son peuple." (1 P 2, 11-12)
Voilà ce qui donne un sens à la pauvreté. Ce n'est pas la pauvreté pour la pauvreté, mais le dépouillement, le désencombrement pour pouvoir voyager léger :
"Frères, je dois vous le dire : le temps est limité. Dès lors, que ceux qui ont une femme soient comme s'ils n'avaient pas de femme, ceux qui pleurent, comme s'ils ne pleuraient pas, ceux qui sont heureux, comme s'ils n'étaient pas heureux, ceux qui font des achats, comme s'ils ne possédaient rien, ceux qui tirent profit de ce monde, comme s'ils n'en profitaient pas. Car ce monde tel que nous le voyons est en train de passer. " (1 Co 7, 29-31)
C'est ce qui donne sens, non seulement à la pauvreté, mais aussi à la faim, aux larmes, à la persécution :
"Regardant alors ses disciples, Jésus dit : Heureux, vous les pauvres : le royaume de Dieu est à vous ! Heureux, vous qui avez faim maintenant : vous serez rassasiés ! Heureux, vous qui pleurez maintenant : vous rirez ! Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous repoussent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du Fils de l'homme. Ce jour-là, soyez heureux et sautez de joie, car votre récompense est grande dans le ciel : c'est ainsi que leurs pères traitaient les prophètes. Mais malheureux, vous les riches : vous avez votre consolation ! Malheureux, vous qui êtes repus maintenant : vous aurez faim ! Malheureux, vous qui riez maintenant : vous serez dans le deuil et vous pleurerez ! Malheureux êtes-vous quand tous les hommes disent du bien de vous : c'est ainsi que leurs pères traitaient les faux prophètes." (Lc 6, 20-26)
"Ils partirent, et proclamèrent qu'il fallait se convertir": Quant aux malades du corps et de l'âme, ils ne sont pas oubliés. Oh non ! Dans leur voyage à la recherche de la patrie, le Seigneur donne aux Douze de faire la même chose que lui. Mais alors qu'à cause de l'incrédulité de ses compatriotes, Jésus ne pouvait que guérir quelques infirmes, les Douze "chassaient beaucoup de démons, faisaient des onctions d'huile à de nombreux malades, et les guérissaient".
"Amen, amen, je vous le dis : celui qui croit en moi accomplira les mêmes oeuvres que moi. Il en accomplira même de plus grandes, puisque je pars vers le Père" (Jn 14, 12).
L'Église, ce n'est pas Jésus diminué, dilué. L'Église, c'est Jésus tout entier "pour la multitude".
Remarquez que S. Marc est le seul parmi les évangélistes à parler des onctions d'huile. L'huile était utilisée pour soigner les blessures. Pensez au bon Samaritain, lui aussi en voyage, et qui aperçoit un autre voyageur qui était tombé sur des bandits. Dépouillé, roué de coups, il était resté au bord du chemin à moitié mort. Il verse de l'huile sur ses plaies (Lc 10, 30-35). Les Douze feront "de même" (v. 37).
Le Concile de Trente enseigne qu'il faut voir dans ce geste des Douze une "allusion" au sacrement de l'Onction des malades, qui sera institué par le Seigneur et plus tard "recommandé aux fidèles et promulgué par l'apôtre Jacques" (cf. Jc 5, 14 s.).
À propos de maladies, Jean-Jacques Rousseau gémissait : "Que d'hommes entre Dieu et moi". Voici le diagnostic d'un certain Joseph Ratzinger pour ceux qui sont atteints de la même maladie :
"Pour nous, hommes d'aujourd'hui, le scandale fondamental du christianisme consiste tout d'abord simplement dans l'extériorité dont la réalité religieuse paraît affectée. C'est pour nous un scandale que Dieu doive être communiqué par tout un appareil extérieur : l'Église, les sacrements, le dogme, ou même simplement la prédication (kérygme), dans laquelle on se réfugie volontiers pour atténuer le scandale, et qui cependant est aussi quelque chose d'extérieur. Face à tout cela se pose la question : Dieu habite-t-il donc dans les institutions, des événements ou des paroles ? Est-ce que l'Éternel n'atteint pas chacun de nous de l'intérieur ?" (La foi chrétienne hier et aujourd'hui)
Et puis il y a ceux qui passent leur temps à se plaindre du mauvais exemple donné par les papes de la Renaissance. Comme ceux du vingtième siècle sont plus sortables, on se rabat sur les rouages du Vatican.
Le cardinal von Balthasar a écrit un livre intitulé : "Le complexe anti-romain". De cet ouvrage, il écrira plus tard : "un ouvrage dont la vente a été difficile, car aucun de ceux qui souffraient de cette maladie ne l'ont acheté !"
"Je suis de tout coeur avec ceux qui se plaignent du mauvais exemple donné par des clercs et qui réclament une réforme de toute l'Église, écrit André Manaranche, à condition qu'ils commencent par eux-mêmes, qu'ils ne détruisent pas l'Église du dedans et qu'ils n'en sortent pas avec insolence !"
Et il cite en note un passage d'une lettre fictive qu'adressa Bernanos à Martin Luther, et qui disait en substance :
"Mon cher Martin, tu as eu des ennuis avec les curés : comme je te comprends, car j'en ai moi aussi ! Mais ce n'est pas ainsi que tu aurais dû t'y prendre. Vois François d'Assise : il a sûrement bondi d'indignation devant les clercs huppés et frivoles de son temps, mais au lieu de les dénoncer, il s'est enfoncé dans la pauvreté comme dans un bain purifiant. Il n'a pas réformé : il s'est réformé lui-même. Et il a réussi à restaurer une Église qui tombait en ruines. Alors que toi, le réformateur pimpant et virulent, tu as fini par devenir un homme aux joues bouffies et aux yeux ternes. Un vrai gâchis !"
Revenons à notre ananas. Si vous le voulez nature, que nous dit l'évangile de S. Marc ? Les premiers mots de l'Évangile de S. Marc affirment nettement la divinité de Jésus Christ :
"Commencement de l'évangile de Jésus-Christ, fils de Dieu" (Mc 1, 1).
Cette affirmation de la divinité de Jésus, telle que S. Marc l'exprime dans les premiers mots de son Évangile, est assurément un résumé du message contenu dans son livre. Résumé que, par ailleurs, l'évangéliste présente comme une clé nécessaire à la compréhension de toutes les choses que le lecteur va découvrir par la suite : si l'on ne croit pas que Jésus est le Messie et le Fils de Dieu, on ne peut comprendre l'Évangile. Au fond, toutes les hérésies, y compris les erreurs qui concernent le mystère de l'Église, reviennent à tomber dans l'un des deux extrêmes : ou bien nier la divinité de Jésus, ou bien nier son humanité. L'Esprit Saint a voulu que soient rapportées les paroles d'un officier romain présent au Calvaire comme pour résumer l'Évangile de S. Marc :
"Le centurion qui se tenait en face de Jésus, voyant qu'il avait expiré en jetant un tel cri, dit : Vraiment cet homme était Fils de Dieu !" (Mc 15, 39)
Ce centurion-là était mûr pour entrer dans l'Église. Vatican II (LG 8) enseigne que ce mystère n'est pas sans analogie avec le mystère de l'Église :
"Le Christ, unique médiateur, crée et continuellement soutient sur la terre, comme un tout visible, son Eglise sainte, communauté de foi, d'espérance et de charité, par laquelle il répand, à l'intention de tous, la vérité et la grâce. Cette société organisée hiérarchiquement d'une part et le Corps mystique d'autre part, l'assemblée discernable aux yeux et la communauté spirituelle, l'Eglise terrestre et l'Eglise enrichie des biens célestes ne doivent pas être considérées comme deux choses, elles constituent au contraire une seule réalité complexe, faite d'un double élément humain et divin. C'est pourquoi, en vertu d'une analogie qui n'est pas sans valeur, on la compare au mystère du Verbe incarné. Tout comme en effet la nature prise par le Verbe divin est à son service comme un organe vivant de salut qui lui est indissolublement uni, de même le tout social que constitue l'Eglise est au service de l'Esprit du Christ qui lui donne la vie, en vue de la croissance du corps. (cf. Ep 4,16)"
C'est l'Église qui fait que nous pouvons voir Jésus aujourd'hui. C'est l'Église qui fait que nous pouvons entendre Jésus aujourd'hui. C'est l'Église qui fait que nous pouvons toucher Jésus aujourd'hui. Sans l'Église, Jésus, c'est le vague souvenir d'un temps révolu. Vive Jésus ! Vive l'Église ! ... Et vive les ananas nature !